Elégies
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Initiée en 2024, Élégies (I, Glaciers) est un chant doux et sensible dédié aux glaciers qui fait entendre un sentiment de perte et de grande mélancolie. Les glaciers disparaissent progressivement – ici et maintenant – devant nos yeux : nous sommes les témoins de leur finitude. Oscillant entre fascination et effroi, mais aussi ironie et dérision, sa mélodie, ses tonalités et ses vibrations fluctuent, s’entremêlent et se heurtent. Dans ce travail, Matthieu Gafsou livre avec subtilité et délicatesse ses observations et ressentis face au réchauffement climatique et à l’état du monde.
Sillage I et Sillage II, montrent les traces d’un glacier qui s’est retiré. Sombres, solennelles et silencieuses, elles présentent les traces de cette disparition, à l’instar du triptyque de langues glaciaires Langue I, Langue II et Langue III. Ces images sont des « lieux de mémoires » (REICHLER, Claude, La découverte des Alpes et la question du paysage, Genève, Georg Editeur, 2002, p.19) témoignant de l’ancienneté des glaciers qui reculent lentement depuis le petit âge glaciaire. Paysages vierges constitués presque exclusivement de minéraux au premier regard, il est toutefois possible d’y déceler des signes de vie végétale : après la glace, la nature s’organise et les paysages évoluent. La surface argentée et étincelante des tirages pigmentaires – qui est perceptible dans tous les travaux de la série – invite l’œil à se promener et à découvrir leurs contrastes, les détails et les reliefs que ceux-ci cachent ; elle leur confère une véritable profondeur et – paradoxalement – une forme de dynamisme éclatant. Ce sentiment de perte et de nostalgie se ressent aussi dans Dégel II, portrait d’un soleil éblouissant – ou d’une pleine lune ? – entouré de nuées ondoyantes. Ces nuages éthérés et lumineux confèrent une dimension mystique, intemporelle et troublante à l’image, qui rappelle notamment les œuvres de certains peintres-météorologues du XIXe siècle.
L’illumination puissante qui émane de Sublimation I est aussi captivante qu’insaisissable et dessine le glacier qui relie le lac au ciel. Cet éclat lui confère aussi une dimension immatérielle et atemporelle, presque divine, qui évoque l’esthétique et l’expérience du sublime et du grandiose. Entre beauté et terreur, nous sommes les témoins de sa mort imminente. L’installation Glaçage constituée de longs voilages aux tonalités bleuté et blanche, fait simultanément écho au caractère monumental, mais aussi fragile et instable des glaciers. Selon la lumière naturelle qu’elle laisse entrer, les blocs de glace flottants qui la composent se transforment en des masses rocheuses redoutables et menaçantes.
Cet aspect insaisissable, hors du temps et muable, se retrouve dans l’illumination puissante qui émane du glacier de l’Oberaar (Sublimation I) ainsi que dans le triptyque Fusion I, II et III. Les trois grandes photographies de blocs de glace prises au glacier d’Argentière scintillent de loin. La grandeur de leur format et leur brillance les dotent d’un caractère envoûtant et hypnotisant. Ces images s’apparentent à des objets célestes, à des nébuleuses – un mélange de nuages de gaz et de poussières interstellaires –, oscillant entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. La fusion de la glace est visible à travers la présence de gouttes d’eau sur la surface. Les deux états de l’eau – solide et liquide – coexistent ainsi sur le triptyque et suggèrent le désenglacement imminent qui fait inévitablement écho à l’urgence de la fonte des glaciers. Mais d’où proviennent ces gouttes ? S’agit-il d’une illusion d’optique ou ont-elles été conçues numériquement ? Avec ces images, le photographe poursuit ses expérimentations plastiques avec la matérialité même de ses propres tirages qu’il a humectés avec de l’eau et du produit hydrophobe puis modifiés à l’aide d’outils digitaux.
Titlis Dream nous plonge dans des grottes glaciaires artificielles prismatiques qui alternent du rose au bleu. Ces photographies d’une vivacité fascinante ont été prises dans les grottes aux allures rétrofuturistes du Titlis, glacier qui culmine à 3020m d’altitude dans la région d’Engelberg. Creusées à 20 mètres sous terre, elles suscitent l’admiration et l’amusement des touristes venus du monde entier et promettent une expérience insolite dans les entrailles du glacier.
Avec sa fumée noire, Vaporisation I contraste avec la brillance des autres photographies de la série. Cet épais nuage de fumée peut être perçu comme une allégorie, un signe de détresse du glacier qui se meurt. Il peut également faire écho au rapport d’agression et de violence qu’entretiennent les humains avec les glaciers. Pour cette photographie prise à Aletsch, Matthieu Gafsou est intervenu directement dans le paysage avant la prise de vue. Cette image dérange et il l’admet volontiers. Par sa dimension picturale remarquable qui détonne avec l’acte violent et profane consistant à jeter un fumigène sur un glacier, elle suscite des émotions et des sentiments forts, ne laissant aucune place à l’indifférence.
Certaines images se rapprochent davantage du documentaire. On y voit deux touristes qui touchent le glacier d’Aletsch et d’autres qui s’amusent et se photographient dans la neige à Titlis. La légèreté des gestes et des comportements fait écho à l’enlaidissement du paysage de haute montagne investi par les machines de chantier et de construction. Intitulées Les pèlerins et Titlis Dream, elles évoquent d’une part le caractère sacré du glacier en voie de disparition et la dimension tragique de sa mort. Elles font référence, d’autre part, à ce qu’on appelle le « tourisme de la dernière chance », phénomène morbide qui consiste à observer des écosystèmes que l’on sait potentiellement condamnés à disparaître à moyen terme sous l'effet des changements globaux. Avec cynisme et ironie, les Alpes, qui étaient autrefois associés à un retour dans les vestiges antiques, sont représentés tragiquement comme des environnements aménagés exploitables à l’infini (MÉTROZ Aurélien, « Blanc carton », 19/80 éditions, 2012).
Ce sont les paradoxes de sa pratique artistique que l’artiste met en lumière dans Trient, vidéo qui nous emmène au glacier en passant par la rivière et les gorges éponymes. Les appareils utilisés pour réaliser ce film, un drone et une caméra, font office de guides à travers des paysages d’une beauté onirique. Au fur et à mesure qu’il se rapproche du glacier, le bourdonnement du drone s’amplifie dans l’espace d’exposition, jusqu’à en devenir obsédant. Le rythme de la vidéo s’accélère, les images défilent promptement et se superposent frénétiquement. Dans ce travail, où cohabitent la fascination, la dégradation, le sublime et le trivial, l’artiste questionne son utilisation du drone, un objet apparenté à la consommation de masse et, par extension, aux pratiques qu’il dénonce et décrie.
Avec Élégies, Matthieu Gafsou construit une narration critique et vivante qui tente de rendre sensibles les changements rapides qui s’opèrent dans nos paysages alpins. Il poursuit ainsi son travail sur le lien entre les êtres humains et la nature initié dans sa série Alpes (2009 – 2012) et prolongé dans Vivants (2018-2022) en plaçant, cette fois-ci, l’intime au cœur de son discours. En puisant dans l’affect, que ce soit au niveau du fond ou de la forme, l’artiste développe une pratique artistique relationnelle qui vise à donner un caractère émotionnel et personnel à l’écologie. Il encourage à prendre conscience et à regarder en face le réchauffement climatique et les catastrophes qu’il engendre. Les effets dramaturgiques de ses photographies leur confèrent une forme active troublante qui donne à saisir la richesse de sa pratique et de sa maîtrise technique. Suscitant des émotions fortes, le récit qu’il dresse maintient une forme de tension gênante, sans toutefois avoir de portée moralisatrice. En mettant en lumière ses propres contradictions, l’artiste n’essaie pas d’orienter les jugements mais endosse un rôle de catalyseur qui incite chacun·e à trouver une résonance individuelle dans chaque image. Élégies vise à nous faire retrouver une intimité relationnelle avec nos milieux naturels et avec le vivant. Elle est une invitation à la contemplation, une exploration et une mobilisation introspective pour un avenir plus durable et solidaire.
Vivants
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Initiée en 2018 alors que Matthieu Gafsou réalise les dernières images de son travail intitulé H+ consacré au transhumanisme, la série Vivants voit le jour en réaction à la quête effrénée de l’humanité augmentée qu’observe alors l’artiste. Tandis qu’H+ traite de notre corps, de notre quotidien et de notre rapport à la technique et de ses promesses, Vivants se présente comme son contrepoint, interrogeant notre conscience, notre avenir et notre relation au vivant.
À l’origine de la série, l’artiste évoque la prise de conscience de son angoisse, de son éco-anxiété profonde face aux menaces qui découlent de la dégradation de l’environnement : « Changements climatiques. Sixième extinction des espèces. Rhétoriques de l’effondrement. C’est comme ça que mon projet a commencé. Par le surgissement de l’incertitude, par la conviction qu’un horizon complexe et incertain se dessinait avec de plus en plus de netteté.» À l’instar des séries précédentes telles que Sacré (2011-2012), Only God Can Judge Me (2012-2014) et H+ (2015-2018), Matthieu Gafsou cherche à appréhender et à surmonter certaines peurs indéterminées. Cette démarche l’entraîne pendant près de quatre ans dans l'élaboration d'un travail photographique de longue haleine, à la fois intime, libre, ambitieux et complexe, approfondissant ainsi sa réflexion artistique afin de forger un nouveau langage capable de véhiculer une pensée sensible et émotionnelle.
Pour le photographe, Vivants se définit comme « un projet transdisciplinaire, une tentative d’aller au-delà des schémas épistémologiques normatifs de classification des savoirs et de l’art [...] C'est un essai, une forme libre, visant à déplacer les questionnements liés aux grands bouleversements de notre époque du domaine rationnel vers le sensible. Il s’agit de s’arracher au contrôle, de se libérer de la science qui sait, qui répare, qui transforme, et de cheminer sur un sentier ténu et émotionnel. Il s’agit de remettre en question des valeurs qui m’ont forgé, des certitudes qui m’ont habité.»
Esthétique plurielle
Dans une véritable rupture avec son parcours photographique antérieur, la série intitulée "Vivants" de Matthieu Gafsou se distingue par de nombreux aspects. Elle se révèle plus dense, riche, narrative, sémantiquement complexe et plus proche d'une démarche plasticienne et expérimentale. Paradoxalement, elle est à la fois plus personnelle et plus universelle, marquant ainsi un changement de paradigme dans le travail de l'artiste qui s'étend sur plus de 15 ans. Matthieu Gafsou décrit cette transformation en ces termes : "À chaque étape de ce projet, j'ai été confronté à des apories, cherchant constamment une cohérence et une autonomie totale des photographies. Cependant, je me heurtais à un obstacle : trop de blancs. Non pas des silences qui suscitent l'interrogation du spectateur, mais des ellipses qui ressemblaient à des béances. Au fil de mes lectures (Alain Damasio, Philippe Descola, Timothy Morton, Bruno Latour et de nombreux autres) et des rencontres (Armin Linke), je comprends que je vais assortir les photographies à d’autres formes, et notamment les sciences humaines. C’est une libération jouissive… D’un coup, j’ai eu le sentiment que le formatage dans lequel je m’étais inscrit sans même m’en rendre compte n’avait plus aucun sens, que ces barrières inutiles s’effritaient.»
Confronté à l'incapacité d'exprimer la gravité, l’impuissance et les émotions suscitées par des événements d'une envergure difficilement perceptible, Matthieu Gafsou cherche à réconcilier les sciences humaines avec l’art, la littérature, la poésie et son expérience personnelle. Ainsi, il parvient à mettre en images des craintes, des épreuves à surmonter, mais également des sentiments qu’il traduit avec subtilité sous la forme d’un récit ponctué d’allégories. Ces images rassemblées dans un ensemble narratif et personnel, forment un tout critique et libre, qui peut, pour ces raisons, être considéré comme un essai photographique.
Par conséquent, la structure narrative de Vivants s'affranchit des règles sérielles linéaires pour adopter une structure disruptive composée de plusieurs parties ou chapitres qui se distinguent par leur genre photographique. Ainsi, le style documentaire adopté par l’artiste pour ses premières séries comme Surfaces (2006-2008), Terres compromises (2010) et Alpes (2009-2012) fait place à une approche composite où les genres se mélangent et s’hybrident. Les paysages, les portraits et les natures mortes, si emblématiques, demeurent présents, mais des photographies en noir et blanc proches du reportage et du photojournalisme font leur apparition aux côtés de prises de vues personnelles et d’images plasticiennes. C'est la première fois que ces genres, en apparence opposés, sont intégrés dans une même œuvre de l'artiste.
Sur le plan formel, cette ouverture à d’autres champs se manifeste par une rupture avec les codes traditionnels de la photographie contemporaine. Après l’éclatement de la notion de série, Matthieu Gafsou innove également dans le traitement chromatique. Ainsi, la couleur et le noir et le blanc s’alternent constamment délaissant le dogme de l’unité constante. Rappelons que, jusqu’à récemment, les photographes contemporains s’obstinaient à pérenniser une tradition venue de la pratique argentique selon laquelle le choix du type de pellicule (couleur ou noir et blanc) découle d’abord du genre photographique adopté, puis détermine ensuite l’ensemble de l’œuvre. Avec Vivants, la diversité chromatique et la variété de genres se mêlent sans ordre apparent dès les premières images de la série, créant au passage une rupture visuelle qui complexifie le rythme du travail et laisse entendre que cet ensemble ne répond d’aucune hiérarchie, sinon celle du récit.
Paysage plasticien
Lors d'un voyage professionnel en Chine en 2018, Matthieu Gafsou est témoin de la métropolisation de Xiamen, une ville méridionale située face à Taïwan. Alors que l'urbanisation des villes périphériques chinoises avait été retardée jusqu'aux années 1990, elle connaît une accélération fulgurante à partir des années 2000, bouleversant ainsi leur physionomie d'antan. L’ampleur des mutations issues de la planification hyper-productiviste et fonctionnaliste mise en place par les autorités se traduit par un zonage urbain à large échelle qui démontre un développement aux antipodes des préoccupations environnementales occidentales actuelles.
Afin d'accentuer l'artificialité inhérente à ces nouvelles mégapole, l'artiste entreprend un traitement photographique singulier de ses prises de vue. Une fois les tirages pigmentaires réalisés, ils sont enduits d'une fine couche de pétrole qui corrode les images et altère leurs couleurs. Le résultat évoque une forme de solarisation, où les teintes se ternissent et se jaunissent, tandis que le papier, parsemé de taches, semble être rongé par l'acide. Par la suite, les images sont numérisées puis retravaillées numériquement, afin de modifier les couleurs pour instiller une atmosphère toxique, acide et surnaturelle.
Loin des traditionnelles vues documentaires que l’artiste effectuait à ses débuts, les paysages urbains de Vivants ne cherchent plus à rendre compte d’une réalité objective, mais deviennent des éléments narratifs qui confèrent la série un décor et une atmosphère. Réalisées entre la Chine, l’Irlande, la Suisse, la France, les États-Unis ou encore l’île de la Réunion, ces photographies plastiquement altérées témoignent de la contamination atmosphérique grandissante. Ainsi, aucun lieu n’y échappe, pas même les sites touristiques muséifiés que l’on s’efforce de préserver. Manipulant ces paysages de la sorte, Matthieu Gafsou repousse les limites de la réalité et jongle avec les frontières de l’image photographique pour susciter un sentiment troublant de malaise et de fascination. Par cette approche, il inscrit Vivants dans une perspective critique de la représentation et l’oriente vers une photographie plasticienne.
Un regard allégorique
S'inscrivant dans la continuité de sa rhétorique artistique récente, Matthieu Gafsou déploie une approche allégorique marquante, en créant notamment des natures mortes imprégnées de bitume. Dans ces compositions, l’artiste utilise la matière brute pour recouvrir et noyer des éléments hautement symboliques comme une pomme ou une souris. Ainsi, le fruit défendu, symbole de la connaissance du bien et du mal, se laisse à peine deviner tant il est englouti et occulté par la matière épaisse et toxique. Ce même pétrole s'enflamme dans une mise en scène spectaculaire où un t-shirt, emblème de l’industrie textile, se voit consumer par de violentes flammes.
D'autres images fortes de symboles, complètent la série en offrant des moments poétiques saisissants dans la narration. C’est le cas des photographies pour lesquelles l’artiste intervient directement sur le terrain en altérant temporairement l’écosystème à l’aide d’un colorant alimentaire rouge. Ainsi, une partie d’un lac ou encore la cascade d’une rivière se teintent de cette couleur pourpre pour donner lieu à la métaphore d’une nature qui saigne. Une telle intervention représente une première dans le travail de l’artiste qui limitait jusqu’alors sa pratique plasticienne à de savantes mises en scène ou à de rares manipulations numériques. Toutefois, l’intervention in situ de l’artiste ne saurait être assimilée à s une pratique du land art dans la mesure où elle n’a pas pour volonté de donner lieu à une œuvre autonome. De fait, elle échappe à toute fonction de trace et d’empreinte pour participer exclusivement de la force dramaturgique et créer une image envoûtante et hors du temps.
Au travers de son corpus d'images allégoriques, Matthieu Gafsou s'inscrit dans tradition de la photographie plasticienne, captivant le spectateur dans une quête d'exploration émotionnelle et conceptuelle. Ses compositions visuelles transcendent la simple présence des objets et des paysages, les dotant d'une présence troublante et d'une signification profonde. Avec cette approche introspective et réflexive, l'artiste suscite une réflexion critique sur notre rapport aux symboles culturels et aux enjeux sociaux qui les sous-tendent, dévoilant ainsi de nouveaux horizons au sein de la pratique contemporaine de la photographie plasticienne. Dans une invitation à la contemplation et à l'exploration introspective, ces images offrent une expérience qui conduit le spectateur à découvrir des voies interprétatives inédites au sein de notre réalité complexe.
La révolte du sensible
Sans pour autant s’inscrire dans la tradition militante de la photographie, la série Vivants peut se concevoir comme une mobilisation de l’artiste en faveur de la planète et des générations futures. Interrogé sur la dimension engagée de ce travail, l’artiste répond : « Ai-je la conviction que mes quelques photos et le discours qui les accommode auront un petit impact ? Suis-je militant ? La réponse à toutes ces questions est évidemment oui, mais à des degrés divers. Je suis sûrement un peu naïf et j’ai envie de croire du fond de mon cœur qu’en changeant les mentalités par petites touches, qu’en participant à un concert de voix qui va grandissant, nous aurons peut-être un impact. Le discours scientifique, qui s’alarme depuis des décennies des effets de nos actions sur le vivant (et sur notre propre survie d’ailleurs) est en échec. Notre monde n’a plus besoin de vérités pour fonctionner. Il est mû par l’idéologie et ses vecteurs détiennent les richesses et donc les moyens de perpétuer leur système. Il y a énormément de cynisme dans tout cela.»
Face à l'urgence et à la montée de la révolte au sein de la population, Matthieu Gafsou s’applique à rendre manifestes les sentiments qui en découlent. Les images qu’il tire des manifestations offrent ainsi un visage à la colère de ces troupes venues en masse. Pour ce faire, il adopte le regard du photojournaliste et se fond parmi les foules qui grossissent les rangs des manifestations en faveur du climat. Rassemblements, militantismes, révoltes et arrestations sont traités selon les codes esthétiques du reportage social et du photoreportage : proximité avec le sujet, lisibilité, mobilité, absence de frontalité et usage du noir et blanc sont des éléments employés par le photographe afin de produire de l’information et de rendre visibles des événements reconnaissables du public.
Point d’ancrage temporel du travail, ces images permettent de situer dans le temps la problématique et rappeler les enjeux politiques et sociaux qui incombent à notre époque. L’image la plus emblématique illustre la présence de l’activiste suédoise Greta Thunberg à Lausanne, lors du premier anniversaire de la grève du climat en Suisse. Icône de la jeunesse mobilisée, alors âgée de 17 ans, elle incarne la révolte et le soulèvement d’une génération consciente de l’état critique des ressources dont elle va hériter et des efforts nécessaires pour interrompre l’engrenage de la destruction de nos écosystèmes. Avec ce travail, l'artiste offre un regard sur une jeunesse qui exprime avec vitalité, véhémence et parfois humour son mécontentement, donnant ainsi forme à la colère à travers une vague humaine composée principalement des jeunes générations.
Participant de la stratégie de discontinuité du projet, ces photographies de la colère se retrouvent à plusieurs reprises dans la narration. C’est le cas de la première image de la série sur laquelle on peut observer la porte d’un bâtiment administratif temporairement réparée avec un adhésif noir et blanc après avoir été saccagée lors d’une manifestation. D’autres vues sont à inscrire dans ce registre documentaire des événements en marge des rassemblements pour le climat : la vitre brisée d’un distributeur automatique vandalisé des militants portant des masques à gaz face à la police, mais aussi les trois lettres d’une enseigne lumineuse tachée de colorant rouge et dont la signification renvoie littéralement à la colère (« ire », du latin ira). Dans une expression mêlant inquiétude et distance, une militante d’Extinction Rebellion accepte de donner un visage au sentiment d’injustice et de colère qui grandit face à l’inaction de nos sociétés. L’emprunt au vocabulaire de la photographie de reportage amorce un nouveau rapport au réel. Plus direct et plus dynamique, il remplace le style documentaire pour relater des événements dont Matthieu Gafsou témoigne personnellement. Si l’introduction de telles images peut surprendre, elle atteste de la déconstruction stylistique en cours et introduit un renouveau conceptuel dans la pratique photographique de l’artiste.
Emergence d’une nouvelle conscience
Alors que la séparation cartésienne entre nature et culture participe des fondements de la définition de nos sociétés occidentales, elle est également l’un des points de départ de la destruction de notre environnement naturel. L'emprise de l'humanité sur la terre a conduit à une exploitation et un pillage excessif de ses ressources, menaçant ainsi la stabilité de nombreux écosystèmes. Face à cette rupture, l’artiste ressent le besoin d’aborder la problématique autrement : « Le premier écueil, lorsque j’ai un peu commencé à comprendre, a été de traiter de cette révolution ontologique dont parle Philippe Descola, ce génial anthropologue : remettre en question le dualisme nature/culture, la césure entre humains et non-humains. Si on est un peu sincère, ce n’est pas facile du tout… Changer notre rapport au monde implique nécessairement de modifier notre façon de le percevoir et de l’appréhender. C’est dans cette perspective que j’ai choisi de m’éloigner d’un regard analytique, véhicule d’un rapport de contrôle sur notre milieu.»
Dans cette perspective, Matthieu Gafsou s’est engagé dans une exploration des pratiques sociales émergentes, notamment au sein de l’agriculture où une redéfinition du rapport au vivant est en cours. Témoin de la mise en œuvre d’un environnement synergique, résilient, productif et durable, il aspire à le rendre visible sans pour autant se conformer aux codes de la photographie documentaire. Il explique ainsi : « On doit convier l’imaginaire, le sensible aussi, dans la danse. Réapprendre non seulement à voir, mais à entendre, sentir, comprendre et aimer ce qui nous entoure.» Sa démarche artistique, en écho à la philosophie phénoménologique, met en lumière notre conscience et notre interaction avec le monde à travers une immersion sensorielle et intellectuelle.
Pour y parvenir, il adopte une approche sensible en contact direct avec la faune et la flore. Le photographe place alors son objectif à quelques centimètres des végétaux et recourt au gros plan qui, à cette distance, trouble les contours des silhouettes et confère aux images une dimension romantique et picturale. Le jeu avec les lumières et la transparence évoquent certains plans-séquence caractéristiques des films de Terrence Malick que l’artiste affectionne particulièrement. Réalisée derrière la bâche d’une serre, l’une de ces images, en apparence anodine, s’éloigne des représentations conventionnelles de la fleur pour ne garder que son aspect fragile et éphémère qui laisse alors place à un sentiment de mélancolie. Les fleurs se soustraient à notre regard, dissimulées derrière ce voile dont nous aimerions nous défaire. Le réel nous échappe, comme s’il appartenait à une dimension indicible au-delà de l’espace et du temps. Cette « image de rien », comme la décrit Matthieu Gafsou, renferme néanmoins la métaphore qu’il choisit comme titre pour son exposition au Musée d’art de Pully, « le voile du réel ».
Incursion de l’intime
Parmi les images qui témoignent d’une perspective nouvelle et sensible, l’artiste introduit des photographies personnelles prises au cours d’un voyage sur l’île de la Réunion en compagnie de ses proches. Avant ce travail, Matthieu Gafsou n’avait jamais inclus sa famille ou ses proches dans ses mises en scène, à l’exception de deux images de H+ où ses fils apparaissent brièvement. Dans ce contexte, ils sont perçus d'avantage comme des symboles que comme des membres de sa famille. Par timidité et probablement par pudeur aussi, l’artiste s’était gardé jusqu'alors de témoigner de sa vie privée dans son travail photographique. En ce sens, Vivants se distingue des séries précédentes et présente de nombreuses compositions qui mettent en scène ses proches lors de parties de jeux, de promenades de baignades ou d'instants de joie au coin du feu. Ces représentations empreinte s de tendresse se démarquent des images élaborées et rigoureuses habituellement associée au photographe. Le regard de l’artiste se fait plus réservé, la frontalité et la distance s'estompent Ces instantanés subjectifs, affectueux et sans doute moins percutants et théâtraux que les portraits des transhumains et des toxicomanes, témoignent d’une véritable intimité. En grandissant, les enfants de l’artiste contribuent à modifier sa perception de la vie et du monde qui l’entoure. Vivants porte ainsi en elle la force d’un récit, mais également celle d’un témoignage tendre et poignant adressé à ses contemporains qui tout comme lui, se soucient du monde laissé en héritage aux prochaines générations.
Briser les normes
Avec ce nouveau travail, Matthieu Gafsou livre ses observations et ses ressentis intimes avec une grande finesse et exprime par l’image ce qui ne peut l’être par les mots. Il parvient à dresser un véritable tableau des crises écologiques et de leurs répercussions sur notre psyché. À ce titre, son travail revêt une dimension affective profonde qui lui confère une portée universelle. Malgré la difficulté, la noirceur et le pessimisme inhérent à ce sujet, Matthieu Gafsou réussit à le traiter avec amour, délicatesse et douceur. Ainsi, la peur, l’angoisse et la colère s’accompagnent de lueurs d’espoir, d’éclats de beauté qui laissent croire à une profonde confiance en l’humanité. Comme peu de photographes avant lui, il parvient à rendre tangible et perceptible ce sentiment collectif pourtant indicible. Pour y parvenir, il s’affranchit de nombreuses règles de la photographie contemporaine auxquelles il s’était jusqu’à présent plié avec succès. L’éco-anxiété qui l’affecte et qu’il cherche à repousser l'entraîne dans une quête qui bouleverse son rapport à lui-même et aux autres. Élaboré d’abord comme une enquête, puis comme un récit personnel, ce projet propose un regard neuf et alternatif sur cet enjeu majeur pour notre génération et celles à venir.
Avec Vivants, Matthieu Gafsou prend un risque qu’il n’avait jamais pris auparavant : celui de signer une œuvre personnelle, un témoignage sincère et sensible guidé par une narration poétique pour laquelle l’artiste déconstruit les codes traditionnels de la photographie contemporaine. Au-delà d’un essai photographique ou d’un témoignage personnel, cette série constitue une allégorie singulière et du vivant, une tentative réussie de donner corps à la phrase d’Alain Damasio selon laquelle, « le vivant est un chant qui nous traverse.» Grâce à ce travail, Matthieu Gafsou développe un langage résolument novateur qui embrasse une approche plurielle et transdisciplinaire et le libère de l’objectivité qui caractérisait son travail jusqu’alors.
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Une mer, une mare de sang
l’eau semble calme, à peine un reflux, figures géométriques à la surface,
mais le sang, l’immense tache de sang avance,
que faire,
se baigner,
regarder au loin,
se retourner pour voir
d’où vient cette traîne rouge carmin ?
L’eau est fraîche, c’est l’été, on se sent léger,
on va se jeter comme à chaque fois dans le présent,
mais l’eau se retire et nous tache les pieds.
Ce rouge qui inonde la mer,
est-ce l’avancée du désastre,
le sang versé des hommes,
le corps des animaux sacrifiés ?
On voudrait savoir
Mais on ne veut pas
On veut vivre
Mais pas là
Comme ça on ne pourra pas.
Quelques pas plus loin, la tache a tout envahi,
elle a recouvert la mer,
elle a avalé le bleu.
Tout se joue là
dans la bataille entre
lucidité
et élan.
Comment faire, où aller, où trouver la ressource d’avancer ?
Tout se joue là
dans
la faille qui chaque jour se creuse entre
inventer
et désespérer
trouver
mais où ?
la force d’y croire.
Cette lucidité qui aveugle est pourtant la condition requise
il faut regarder de près pour saisir tout le drame,
Pas d’espoir qui ne passe
par la terrible vérité.
Un système économique donné nous a tous menés là, au bord du gouffre, en l’espace de cent cinquante ans, détruisant un édifice patiemment élaboré pendant des millénaires. C’est absurde, délirant, insensé. C’est nous.
Écosystèmes en miettes, disparition des espèces, climats rendus fous, mers, sols et terres malmenées : la situation est catastrophique, nous le savons tous. Le grand combat du siècle tiendra dans notre capacité à troquer la peur pour l’élan, l’accablement pour le courage.
Les images de Matthieu Gafsou se débattent, comme nous, dans cette entaille du monde. Elles s’efforcent de regarder de près sans pour autant tomber. Elles s’approchent tant, parfois, que les couleurs débordent, saturent l’image, envahissent tout. Ce ne sont plus des couleurs, ce sont des épanchements, des brûlures. Tout sature dans ce réel-là : les autoroutes, les champs, le ciel, la terre, les silhouettes, tout est trop. Monde surexploité, en surchauffe, dont les sutures explosent et bavent sur le reste. Le monde emporte les couleurs dans sa chute, les lumières tombent de l’image,
tout à coup brûlée par l’acide,
rongée par le pétrole,
carbonisée,
ses bords crament et se rétractent,
il ne reste que des formes éparses, rongées, surexposées,
ne demeurent que des squelettes,
des restes de nous.
Le beau balancement de Vivants se situe là, dans cette valse à mille temps entre espoir, lucidité, violence, élan,
lueur vive dans l’œil, dont on ne sait si elle émane d’une force lointaine ou du grésillement d’une ampoule.
Les images alternent
de genres et d’odeurs
de textures et d’éclats
et nous placent au cœur d’une danse discrète et puissante,
la nôtre,
alternance d’ombres et de lumières,
flashs tout à coup,
visages plongés dans le noir,
visages d’enfants sur lesquels flotte un éclat,
– venu d’où ? de quelle source invincible ? –
balancement des figures,
doubles et obscures,
guettant une clarté au milieu du noir,
cherchant le noir au milieu du rien,
ce beau visage dont n’émerge que le bas,
ou bien ce sombre coucher de soleil à peine tranché d’une lumière,
cobalt des fonds marins, poissons noir indigo,
des manchots se heurtent aux murs de leur cage,
les animaux enfermés,
les lumières épuisées,
on ferme.
Et pourtant,
et pourtant partout elle continue à danser, cette terre,
elle se déploie majestueuse, érotique, compliquée,
partout dans les angles, les rivières, les sillons,
elle ondoie elle furie elle tonne,
elle se tord et se pique, elle s’ouvre et elle crache,
elle est montagne et véloce,
instable et à pic,
elle est vive,
mouvante,
habitée.
Les couleurs disparaissent parfois mais il y a ces enfants,
droits au milieu des éléments,
il y a cette fille qui surgit tout à coup devant les vagues,
il y a ces garçons qui regardent un feu,
on les sent forts, puissants, lancés
comme le ciel et l’été,
on les sent pleins de sève.
La famille s’endort finalement près des braises.
Les lumières dansent sur leurs visages.
Le rouge,
le rouge pourtant envahit tout, la forêt, les arbres larges, les troncs fendus
la catastrophe est là mais ils se tiennent droits,
la pluie gicle comme sur une toile.
Le monde est saturé et nous vivons dedans.
L’été
Nous vivons au milieu d’un immense été
meurtrier
L’été
L’invincible été,
Notre seul lieu,
celui qui nous sauve,
l’inlassable aujourd’hui où nous aimerions vivre.
Ce lieu-là sera bientôt invivable – il l’est déjà en réalité. Enfer brûlant, prison dont nous ne nous déferons pas, il nous donne la mesure de ce qui nous arrive, il nous tue.
Notre paradis perdu va engloutir toutes les saisons et devenir seul roi,
et le rêve d’enfant d’un éternel été se transforme en cauchemar éveillé.
C’est ce même été sans bornes qui brûle les images,
immense autodafé,
seigneur des porcheries.
On ne peut plus regarder, voyager, apprendre, sentir,
tout nous renvoie à lui,
tout nous renvoie à notre défaite.
On ne peut plus avancer, on ne voit plus que ça, ici là partout.
Je marche au milieu du désert d’Atacama, au nord du Chili, ce matin de février,
je veux entrer dans cette terre plonger dans son ciel,
je veux marcher le long de ses lagunes, de ses dunes de sable noir.
Et je marche en réalité dans demain, qui sera nu, effarant, éberlué. Voilà vers quoi nous avançons, une terre abrasive et pelée.
Le désert se fout bien de nous et de nos infamies, de nos états d’âme aussi. Le désert vit sa vie et nous le regardons, fascinés, interdits. Il pourrait nous apprendre l’humilité, la quiétude, la distance. Il faudrait, pour cela, se mettre à portée des pierres, du vent, de l’immensité. En sommes-nous seulement capables ?
Tout brûle,
on roule en Californie, à côté du lac d’Oroville, au nord de Sacramento,
la forêt a été avalée par le feu,
des arbres-allumettes décharnés,
des troncs noirs enduits d’une couche grise de cendre pendent, tout raides, craquelés.
Des villes rayées de la carte,
une minuscule étincelle jaillie des poteaux électriques et hop
un monde entier s’enflamme et disparaît
rien n’arrête l’inexorable avancée du feu.
Puis je rentre chez moi, en Espagne,
et les terres crient de soif,
tendues vers la goutte qui ne vient pas.
Où aller, comment faire ?
On lève les yeux et c’est pareil
les déchets flottent dans le ciel,
ce long cercueil ambulant,
alors on ferme les yeux un instant.
Mais dedans ça danse
car oui nous avons vu
l’arrachement des toiles
le déchirement des peaux de bêtes
les fleuves teints de poison bleu indigo
Oui vous avez vu
les koalas en feu
les ours faméliques
les sols craquelés
Qu’en ferons-nous ?
Oui nous avons vu
l’eau fangeuse
les glaciers en flaque
les insectes broyés
Oui nous avons senti
le feu sur nos peaux
les sols fertilisés
les indigents noyés
Qu’en avons-nous fait ?
Tu disais souvent,
nous mourrons tous de bêtise
et bien sûr tu as raison,
nous mourrons immergés
un selfie stick à la main
nous mourrons absurdes et décidés
pathétiques
droits mais nous mourrons
dans des restes d’or,
quelle destinée.
L’infime possibilité
que la vie naisse et fleurisse
cette improbable conjonction d’éléments
pourrait retrouver son origine et sa destinée
sa cible et sa défaite
le lieu dont elle avait si peu de chances de sortir :
le rien.
Non, pas la vie,
pas toute la vie,
seulement la nôtre,
cette excroissance que nous avons cru couronne,
ce fatras avec et sans éclat
Vivants, pourtant,
Vivants nous sommes,
en vers
et contre absolument tout
On s’en sortira
avec pertes et fracas mais on s’en sortira
comme toujours,
nos frères morts à nos pieds.
Nous cherchons dans les images
des manières de rester debout
et nous en trouvons
parfois
Tout à coup l’équilibre est retrouvé,
Tout à coup les figures reprennent vie
Beauté des formes,
Annapurna,
matin clair sur les sommets immaculés
Tout à coup
palétuviers dans le couchant
cabane silence dans les bois
illuminations beauté folle Varanasi
Tout à coup nous voyons
Lagos sur ma tempe
Tokyo à foison
Mexico sur nos peaux
Nous sentons
la haine du petit
l’espoir
la peur partout la peur
Nous nous asseyons
sur le sable Ceylan
la jungle Sumatra
les pierres du désert de Sinoa
Rien n’y fait
Les molécules dansent Les humains tombent
Les volcans crachent
La folie et le mépris triomphent
Rien n’y fait
Alors
Chercher la forme pour le
dire
la couleur pour le faire
Regarder vivre
Danser sur les braises
souffler
la chute
n’est pas irrémédiable
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.
.
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Le désert croît
« Parce qu’on a déjà tranché au-dessus de leurs têtes. » (Günther Anders, première phrase de L’Obsolescence de l’homme, 1956)
Le désert croît
Il fut un temps où l’on pouvait encore alerter sur la détresse de l’absence de détresse.
Nous sommes aujourd’hui au-delà, dans un temps où la fin rejoint l’origine, un temps de crise interminable, systémique, à ce point majeure qu’elle en redéfinit tous les paramètres de nos vies.
Il est trop tard pour se plaindre, la catastrophe a lieu maintenant à chaque seconde, et, en un sens, elle a déjà eu lieu.
Le courant de pensée de la collapsologie, porté notamment par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, indique clairement que nous avons dépassé les limites d’endurance de notre planète à l’activité en ses terres, mers et cieux d’homo demens.
Nous vivons l’ère de l’effondrement de l’espèce humaine, partant celle de l’ensemble des vivants recalibrés ou supprimés par les calculs de l’intelligence artificielle, et dont les rêves transhumanistes sont de pauvres cautères accélérant notre chute.
Ce sentiment de catastrophe, Matthieu Gafsou l’observe, l’étudie, en photographie les signes, attaqué lui-même de l’intérieur par la montée d’une angoisse étranglant l’ensemble des êtres qui parlent, et comprennent qu’il s’agit désormais non plus de se situer face à l’infiniment grand ou l’infiniment petit dans une position métaphysique courageuse, mais de faire face à l’extinction de leur propre espèce.
Il nous est très difficile de nous rendre compte de la gravité de la situation, notre cerveau n’est peut-être pas suffisamment équipé pour cela.
Voilà pourquoi il nous faut des artistes, des intercesseurs, des sensibilités particulièrement clairvoyantes.
Que voit donc Matthieu Gafsou à l’heure du démonde ?
D’abord l’impossibilité d’unifier une vision, de considérer la partie comme le tout, et le tout comme la partie, de relever un ensemble homogène de traces, tant le propre sol où nous avons appris à marcher semble devenu friable, ouvrant sur des abîmes, des fêlures, des crevasses, des fissures, des effrois.
Le projet surréaliste consistait une nouvelle fois à rassembler les fragments d’Osiris, à dépasser les vieilles antinomies et les clivages, à ne pas jouer le disparate contre l’unité.
Aujourd’hui, sous le regard du photographe, les bris sont si nombreux, qu’il n’y a plus de sens à croire en leurs retrouvailles.
Mathieu Gafsou utilise le terme de solastalgie pour décrire son travail récent, néologisme créé en 2003 par le philosophe australien Glenn Albrecht afin de désigner la détresse psychique ou existentielle des individus constatant les dégâts irrémédiables causés par l’homme à l’environnement.
En effet, la destruction de la planète n’est pas qu’extérieure, touchant de façon intrinsèque la stabilité de la psyché même de chacun.
Voilà pourquoi les images, en noir & blanc et couleurs, sont ici de nature si diverse, montrant à la fois les conséquences de manifestations contre des injustices sociales, les preuves flagrantes du dérèglement climatique, l’inquiétude des jeunes ressentant l’asphyxie, et le nomadisme dû à la progression du désert.
La démarche est holistique, qui est une pensée de l’interdépendance des phénomènes, Matthieu Gafsou faisant de son objectif l’œil même d’un cyclone global, quand montent conjointement le niveau des eaux et la colère des peuples.
Le péril nous contraint ainsi à la révolution, ou à accepter, dans une forme de délectation morose teintée de mélancolie, la disparition des possibilités de notre futur.
Réapprendre à faire un feu, préserver des sources d’eau potable, assurer une quasi autonomie alimentaire ne sont plus des fantasmes de survivalistes, mais des injonctions pour tous.
Parce que nous redevenons sauvages et qu’il nous faut reconsidérer les lois de la sauvagerie.
Parce qu’il ne faut pas oublier, nous rappelle Matthieu Gafsou, que la planète fut un jour merveilleuse, offrant sans compter, sans se méfier du pouvoir de nuisance de la petite race humaine.
Des enfants courent, crient, protestent, à qui nous confions désormais en héritage notre désarroi et nos compromissions.
Face à cette épreuve de la fin, il faudra nous montrer ingénieux, inventifs, humbles, fous de sagesse, « parce que nous vivons désormais, écrit encore Günther Anders, dans une humanité pour laquelle « le monde » et l’expérience du monde ont perdu toute valeur : rien désormais n’a d’intérêt, si ce n’est la fantôme du monde et la consommation de ce fantôme. Cette humanité est désormais le monde commun avec lequel il nous faut réellement compter, et contre cela, il est impossible de faire grève. »
Il semblerait même, à vivre la situation quotidiennement, que les fantômes n’aient jamais autant eu à craindre les vivants.
Observée par une caméra infrarouge, une femme nue se lève.
L’amour est encore possible, mais il s’est éloigné.
H+
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Matthieu Gafsou’s beautiful, disturbing images portray the dissolution of technologies and people, the erasure of former ontological boundaries. Sometimes, even, sensitive humanity, with the unavoidability of its face-giving body, seems intrusive in view of the objects’ aesthetic perfection, their impeccable design. These weightless objects prefigure a world where the human seems superfluous, irrelevant. And from page to page, the work unfolds the mystery of these technical and scientific advances that are disrupting social ties, especially since information technology became banal. Matthieu Gafsou creates no sharp contrasts, but his photographs’ frozen look, their absence of shadow, to be precise, induces an unease that is occasionally intensified by the captions that accompany them.
As the photographs’ subject attests, the body’s status has changed profoundly since the end of the 1980s and the progressive growth of automation. It is no longer the irreducible site of the person, but merely one of its components, a proposition to be tackled and no longer the individual’s identity-building root. It has mutated into a raw material; its value is no longer ontological, but rather circumstantial. Customization of the body, its shaping—performed no longer through a discipline that involves patience and self-knowledge, but rather through a more immediate action—manifests itself in dietary regimes, supplements, or dietetics in general, as a way of modelling oneself from inside, so to speak. A host of exterior procedures exists to change external appearance in an instant: tattoos, piercings, implants, cosmetic surgery, body-building, etc. In the context of individualism and globalization, an impressive body-design market is evolving. Marketing campaigns by countless body-transformation workshops urge customers to visit time and time again, on the quest for the moment’s top formula. In changing his body, the individual seeks to change his existence, that is to say, to rework a feeling of identity that has, itself, grown obsolescent. Flexibility is an imperative, a fundamental fact of the contemporary age, be it about work or a feeling of self. In today’s world, which is open to an unprecedentedly broad spectrum of desires concerning oneself and the world, where technologies are continuously enhancing individuals’ potency to act in the real or the imaginary, the body is becoming too confined, it is closing in on itself rather than opening up to all these possibilities around it. The individual takes it into hand in order to change its shape, its appearance, and to come closer, for the time being, to his desire.
Personal technologies are constantly evolving to control the individual’s physiological parameters, inducing transparency out of the body’s darkness, allowing control to penetrate not only externally, now, through all the surveillance measures that monitor our daily lives, but also to the organism’s very heart. Secret-keeping is not possible, the unforeseen is rejected; an individual’s control is an illusion, as his body becomes a terminal, the settings of which he monitors at all times.
Puritanism, the hatred of desire to the profit of control, is gaining ground. The foods photographed on these pages economize on taste, cooking, sharing a table; they are the innocuous equivalents of fast food: eating quickly and efficiently, healthily, without the bother of cooking or dealing with guests; ingest the bar that contains a hasty dose of the elements that one needs. A puritanical version of nourishment that no longer plays a role in any relish for life but is a biological imperative that demands instant satisfaction. Moreover, in the transhumanist imagination, judiciously chosen food supplements are deemed to hold certain illnesses in check, limiting their graveness; supplements are reputed to slow down the ageing process, boost organic capacities, etc.
Prostheses that restore an organ or function are becoming integrated into a long process of repair and medical ingenuity; their accomplishment is to become as one with the individual. As Matthieu Gafsou’s photographs remind us, examples include contact lenses, insulin pumps, neurostimulators for reducing neurological pain, pacemakers, or cochlear implants that partially restore hearing. Neil Harbisson, who suffers from color-blindness, has had an implant inserted into his cranium so that he can see what everyone else sees. Marie-Claude Baillif, affected by myopathy, would not be alive without her artificial respirator. And sometimes, indeed, existence hangs on technological devices that take over from deficient organic functions. Some hospital units are now occupied by patients who are rigged up all over; they are already cyborgs, built into ingenious information technology control procedures that take over some or all of their organic functions. They lie in bodies that have become useless, subsumed as they are by technologies. Moreover, ingenious implant-based couplings between brain and computer have allowed handicapped persons to reclaim possession of the lost function courtesy of a prosthesis or have allowed the paralyzed to interact with their surroundings. Often, an association is formed between these invalids and the cyborgization of “normal” humanity, of which they are the forerunners.
Other prostheses claim to “improve” man, maximize his performance. Unlike prostheses designed for treatment purposes, their aim is by no means to heighten any relish for life, but rather to enhance performance, efficiency, in the name of saving time in a world of competition, speed, and communication. The aim is to transform the body into a liberal enterprise. “Enhancement” of the human takes on various forms, often without relation to one another, unless it is in imagining a world without illness, with endlessly postponed death, a radical desire to control all physical processes. Technology is becoming a religiosity, a techno-prophetism, a path of salvation for delivering man of his erstwhile limits, now presented as encumbrances. An urgent need for a freedom that no longer knows any bounds, except for desire. Fascination with contemporary technologies is making NBCI (nanotechnology, biotechnology, cognitive science, information technology) a profane substitute for God, albeit a benevolent God, who is inclined to fulfil all requests for potency that are made.
As Matthieu Gafsou emphasizes, scientists construct a dramaturgy of events when it comes to presenting a product, a “premier,” or a research program’s latest status. The divine is now draped in the discourse of scientists or engineers, laboratories are places of worship, and laymen offer up their adoration to the new priests. As the gods vanish, the new priests are renewing religious discourse by promising imminent immortality, absolute health, eternal youth, a new next world generously handed out to everyone. Transhumanism embodies this new mythology in its full force. With scientists vociferously promising salvation thanks to their dedication and discovery—fantasizing that they are supplying all of humanity, of course—it is no longer about waiting for a messiah now.
Transhumanism is a techno-prophetism, a new religiosity, a path of salvation for delivering man of his former limits, now presented as encumbrances. Illness, tiredness, ageing, fragility, and death will be done away with, and the brain will see its capabilities stretched to infinity thanks to computer memories that grant instant knowledge of languages, techniques, enormous sensorial potentials, etc. In the eyes of transhumanism’s followers, the unfinished nature of the human condition is intolerable, and this new religiosity calls on technologies to respond in order to rectify these defects and promote a modified humanity. Technologies are going to free humanity from physical constraints, be these biological or cultural. They are no longer solely perceived as being external to the body but also as coming to form a substitute for it, transform it into a more effective instrument, eliminate all useless functions, etc. Transhumanism sets its sights on the convergence of modern technologies so that the body—presented as an anachronism and a hindrance—can be eliminated, and the human condition can be liberated towards a post-humanity.
Transhumanist discourse postulates that the human being is calculable and identifiable information that, if need be, can be downloaded and reconfigured. The fantasy of downloading the spirit involves imagining humanity along the lines of software or as a computer made more transparent by information technology research programs, with the potential for coupling. The task, then, is “simply” to construct, in a computer program, every neuron and synapse of an individual brain, to trigger the transfer between the mind, with all its memory, and the computer, leaving the body behind. As man is of no value except for his brain, the body’s dissolution changes nothing about his identity, but it does deliver the body from its potential burden of illnesses, accidents, or death.
The bionic body is another aspect of the transhumanist fascination with technologies. Improvement is brought about through a radical cyborgization of the human, with the support of an array of prostheses and minutely detailed cybernetic regulation mechanisms. Nanotechnologies, in particular, are already sustaining the dream of a total overhaul of the body, atom by atom, such that its shape and performance are reconfigured in order to repulse all precariousness, to repair, piece by piece, every altered function, and to stretch the human’s potency to act to infinity. Digital flesh, embellished with prostheses and electronic chips, is presented as a finally tangible solution to immortality, to the breaking of every boundary: temporal, palpable, spatial, etc. It is never about improving relish for life, but always about the authoritative argument of the paucity of physical roots in the neoliberal world of output, efficiency, speed, and communication which is largely our world today.
Transhumanism is a technological fundamentalism that takes over from the former grand narrative and, in particular, from the loss of interest in major religious systems in promising enchanted tomorrows and even immortality. Though unconsciously, it is a deeply religious discourse, but this time salvation no longer comes from God or communism, but rather from technology. Technology that is devoted entirely to the good of humanity (or rather, post-humanity) or at least of the rare, privileged few who might have the means to benefit from the available technologies. Information and communication technologies are set up as accelerators of evolution and liberators from all the former encumbrances associated with being human.
Fascination with biotechnologies makes it difficult to control their advances, as the history of recent years has shown time and time again. Their lure is unstoppable and a continuous disruption to a legislative framework that is constantly delayed and forced to make endless self-adjustments. But ways of doing things are not a response to good intentions, to any democratic sharing; they are determined by the market and are of the greatest benefit to the most powerful pharmaceutical companies and other corporations. Incidentally, it is companies such as Google that are funding the most advanced NBIC research under the aegis, among others, of Raymond Kurzweil, one of transhumanism’s eulogists. Calico (California Life Company) is a biotechnological research complex that aims to combat ageing and its associated illnesses.
Countless compounds play a role in self-management, in programming the mood. They work towards a deliberate transformation deep down inside, with a view to improving one’s power over the world, heightening sensory perception, modifying one’s state of alertness, overcoming tiredness, dissipating fear, enhancing stamina, escaping sleep or, conversely, managing to fall asleep at last, etc. In this respect, they favor paradise engineering, the unfurling of imaginary omnipotence over oneself largely made use of by individuals. To abandon oneself to one’s “natural” mood of the day would be to deprive oneself of precious resources or to make oneself less competitive at work or in daily life. If anatomy is no longer a destiny, affectivity is none the more so when a vast range of pharmacological resources offer their services. The tone of one’s relationship with the world is set by the right compound for rectifying a maladjusted body by changing one’s mood. As much as to trace a biochemical trail within oneself rather than face the world’s trials without defenses; dissolve life’s unpredictability in a compound that keeps it away.
The boundary between worlds, objects, and people fades; everything becomes commutable into potency since everything is governed, ultimately, by the same basic units. This dissolution of the ontological boundaries between the living and the artificial upholds continuity between a body that is transformed into a mosaic of pieces governed by artificial procedures and computer chips that are responsible for enhancing human performance. The only boundaries are those of information. But information is a mathematical datum, instantly universal; it is not a semantic datum. Meaning embraces ambivalence, debate, the fundamental importance of context. Thought, which handles meanings, is not a place for processing information.
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Les images troublantes et belles de Matthieu Gafsou montrent la dissolution de la séparation entre technologies et personnes, l’effacement des anciennes frontières ontologiques. Parfois même l’humanité sensible, avec l’inéluctable du corps qui lui donne un visage, parait intrusive au regard de la perfection esthétique des objets, de leur design impeccable. Ces objets en apesanteur préfigurent un monde où l’humain parait superflu, hors de propos. Et de page en page, l’ouvrage décline l’énigme de ces avancées techniques et scientifiques qui bouleversent le lien social particulièrement depuis la banalisation de l’informatique. Matthieu Gafsou ne tranche pas, mais cet aspect glacé des photographies, leur absence d’ombre justement, induit un malaise que redoublent parfois les légendes qui leur sont associées.
Le propos des photographies en atteste, le statut du corps s’est profondément modifié depuis la fin des années 1980 et l’accroissement progressif de l’automatisation. Il n’est plus le lieu irréductible de la personne, mais l’une de ses composantes, une proposition à reprendre en mains et non plus la racine identitaire de l’individu. Il s’est mué en matière première, il n’a plus de valeur ontologique, mais circonstancielle. La customisation du corps, son façonnement non plus par une discipline impliquant la patience et la connaissance de soi mais par une action plus immédiate, se traduit par les régimes alimentaires, les compléments ou la diététique de manière générale, pour se modeler de l’intérieur, en quelque sorte. Nombreux sont les procédés extérieurs pour modifier d’emblée l’apparence: tatouages, piercings, implants, chirurgie esthétique, culturisme, etc. Dans le contexte de l’individualisme et de la mondialisation, un formidable marché du design corporel se développe, proposant d’innombrables ateliers de transformation du corps que les offensives du marketing invitent en permanence à revisiter pour trouver la meilleure formule du moment. En changeant son corps, l’individu souhaite changer son existence, c’est-à-dire remanier un sentiment d’identité lui-même devenu obsolescent. La flexibilité s’impose comme une donnée de fond du contemporain, qu’il s’agisse du travail ou du sentiment de soi. Dans le monde d’aujourd’hui, ouvert à un élargissement sans précédent des désirs sur soi et sur le monde, là où les technologies ne cessent d’augmenter la puissance d’action des individus dans le réel ou l’imaginaire, le corps devient trop étroit, il enferme en soi plutôt que d’ouvrir à toutes ces possibilités environnantes. L’individu le prend en mains pour en changer la forme, l’apparence et se rapprocher provisoirement de son désir.
Des technologies de l’intime ne cessent de se développer afin de contrôler les mesures physiologiques de l’individu, induisant une transparence de la nuit du corps, faisant pénétrer le contrôle non plus seulement au dehors par tous les dispositifs de surveillance qui nous suivent dans la vie quotidienne, mais désormais au sein même de l’organisme. Impossibilité du secret, refus de l’imprévu, illusion de maitrise d’un individu dont le corps devient un terminal dont il ne cesse de surveiller les paramètres.
Le puritanisme, la haine du désir au profit du contrôle, gagne du terrain. Les aliments photographiés dans ces pages font l’économie du goût, de la cuisine, de la commensalité, ils sont les équivalents softs du fast-food, manger vite, efficacement, sainement, sans s’embarrasser de la patience de cuisiner ou d’hôtes, ingérer la barre qui contient un précipité des éléments nécessaires. Version puritaine d’une alimentation qui ne participe plus d’un goût de vivre mais d’un devoir biologique à satisfaire le plus rapidement possible. En outre, dans l’imaginaire transhumaniste des compléments alimentaires judicieusement choisis endigueraient certaines maladies, en limiteraient la gravité, ralentiraient le processus de vieillissement, multiplieraient les capacités organiques, etc.
Des prothèses restaurant un organe ou une fonction s’intègrent dans un long processus de réparation et d’ingéniosité de la médecine, elles en arrivent à faire corps à l’individu. Ainsi par exemple comme le rappelle les photographies de Matthieu Gafsou, des lentilles de contact, des pompes à insuline, des neurostimulateurs pour diminuer les douleurs d’origine neurologique, des pacemakers ou des implants cochléaires qui restituent en partie l’ouïe aux sourds. Neil Harbisson qui souffre d’une déficience de la perception des couleurs s’est fait implanter une prothèse dans la boîte crânienne pour rejoindre la vision commune. Marie-Claude Baillif, touchée par la myopathie, ne vivrait pas sans son respirateur artificiel. Et parfois en effet l’existence est suspendue à des dispositifs technologiques qui relaient des fonctions organiques déficientes. Certaines unités hospitalières sont désormais occupées par des patients appareillés de toute part, ce sont déjà des cyborgs, intégrés au sein de subtiles procédures informatiques de contrôle qui relaient une part ou l’ensemble de leurs fonctions organiques. Ils gisent dans un corps devenu pourtant inutile car subsumé par les technologies. En outre, des couplages subtils entre le cerveau et l’ordinateur à partir d’implants ont permis à des personnes handicapées de reprendre possession de la fonction perdue grâce à une prothèse, ou à d’autres, immobilisées, d’interagir avec leur environnement. Souvent un lien est effectué entre ces malades et la cyborgisation de l’humain « normal » dont ils sont les précurseurs.
D’autres prothèses prétendent « améliorer » l’homme, maximiser ses performances. A la différence des prothèses à vocation thérapeutique, elles ne visent nullement à améliorer le goût de vivre, mais à accentuer les performances, l’efficacité, pour gagner du temps dans un monde de compétition, de vitesse, de communication. L’objet est de transformer le corps en une entreprise libérale. «Augmenter» l’humain prend différentes formes, sans relation souvent les unes avec les autres, sinon dans l’imaginaire d’un monde sans maladie, avec une mort repoussée à l’infini, une volonté de maîtrise radicale de tous les processus corporels. La technique devient une religiosité, un techno-prophétisme, une voie de salut pour délivrer l’homme de ses anciennes limites posées désormais comme des pesanteurs. Exigence d’une liberté que plus rien ne borne sinon le désir. Une attitude de fascination devant les technologies contemporaines pose les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives) en substitut profane de Dieu, mais d’un Dieu bienveillant enclin à satisfaire toutes les demandes de puissance qui sont faites.
Matthieu Gafsou le souligne, les scientifiques construisent une dramaturgie des événements quand il s’agit de présenter un produit, une « première » ou le dernier état d’une recherche. Le divin se drape désormais dans le discours des scientifiques ou des ingénieurs, les laboratoires sont les lieux de culte, et les nouveaux prêtres reçoivent l’adoration des profanes. Sur le fond de la disparition des dieux, ils renouvellent le discours religieux en promettant l’imminence de l’immortalité, de la santé absolue, de l’éternelle jeunesse, un nouveau monde prochain distribué généreusement à tous. Le transhumanisme incarne dans toute sa force cette nouvelle mythologie. Il n’est plus question d’attendre un messie quand des scientifiques promettent à grands cris le salut grâce à leur dévouement et leurs découvertes, bien entendu dans le fantasme de leur mise à disposition de toute l’humanité.
Le transhumanisme est un techno-prophétisme, une nouvelle religiosité, une voie de salut pour délivrer l’homme de ses anciennes limites posées désormais comme des pesanteurs. La maladie, la fatigue, le vieillissement, la fragilité, la mort seront éliminés, et le cerveau verra ses capacités étendues à l’infini grâce à des mémoires informatiques qui donneront une connaissance immédiate des langues, des techniques, des possibilités sensorielles démesurées, etc. L’inachèvement de la condition humaine est intolérable aux yeux de ses adeptes, et elle appelle la réplique des technologies pour rectifier ces manques et promouvoir une humanité modifiée. Les technologies libéreront l’Homme des contraintes corporelles, qu’elles soient biologiques ou culturelles. Elles ne sont plus uniquement perçues comme extérieures au corps, mais comme venant s’y substituer, le transformer en instrument plus efficace, éliminer des fonctions inutiles, etc. Le transhumanisme mise sur la convergence des technologies modernes pour liquider un corps posé comme anachronisme et entrave à la libération de la condition humaine vers une post-humanité.
Le discours transhumaniste postule que l’humain est calculable et réductible à des informations que l’on peut identifier et qu’il est possible de reconstruire et de télécharger en les reconfigurant éventuellement. Le fantasme de téléchargement de l’esprit implique de concevoir l’homme sur le modèle du logiciel ou comme un ordinateur que les programmes de recherche en informatique rendent plus transparents avec l’éventualité d’un couplage. Il «suffit» alors de construire dans un programme d’ordinateur chaque neurone et chaque synapse d’un cerveau particulier pour que le transfert s’effectue entre l’esprit, avec toute sa mémoire, et l’ordinateur, laissant le corps à l’abandon. L’homme ne valant que pour son cerveau, la dissolution du corps ne change rien à son identité, mais elle le délivre de son poids possible de maladies, d’accidents ou de mort.
Le corps bionique est un autre horizon de la fascination transhumaniste pour les technologies. L’amélioration passe par une cyborgisation radicale de l’humain sous les auspices d’une multitude de prothèses et de mécanismes minutieux de régulation cybernétique. Les nanotechnologies notamment alimentent déjà le rêve d’une refondation absolue du corps, atome par atome, de manière à en reconfigurer la forme et les performances pour repousser toute précarité, réparer pièce par pièce toute fonction altérée et accroître à l’infini le pouvoir d’action de l’humain. La chair numérisée, rehaussée de prothèses et de puces électroniques est posée en solution enfin tangible à l’immortalité, à l’affranchissement de toute limite physique, temporelle, sensible, spatiale, etc.
Il ne s’agit jamais d’améliorer le goût de vivre, mais toujours de l’argument d’autorité de la pauvreté de l’enracinement corporel dans un monde néolibéral de rendement, d’efficacité, de compétition, de vitesse, de communication qui est aujourd’hui largement le nôtre.
Le transhumanisme est un intégrisme technologique qui prend le relais des anciens grands récits et notamment du désinvestissement des systèmes religieux, pour promettre des lendemains enchantés, et même l’immortalité. Discours profondément religieux à son insu, cette fois le salut ne vient plus de Dieu ou du communisme mais de la technique. Une technique tout entière vouée au bien de l’humanité (ou plutôt de la post-humanité), ou du moins aux rares fortunés privilégiés qui auraient les moyens de profiter des techniques mises à leur disposition. Les technologies de l’information et de la communication sont érigées en accélérateurs de l’évolution et en libératrices de toutes les anciennes pesanteurs liées à l’humanité.
La fascination envers les biotechnologies rend difficilement contrôlables leurs avancées, comme l’histoire de ces dernières années n’a cessé de le montrer. La tentation est irréversible et bouleverse sans cesse un cadre législatif toujours en retard et contraint à s’ajuster sans fin. Mais les usages ne répondent pas à une bienveillance, à un partage démocratique, ils sont déterminés par le marché et bénéficient surtout aux laboratoires et entreprises les plus puissants. Ce sont d’ailleurs des entreprises comme Goggle qui financent les recherches les plus avancées sur les NBIC sous l’égide notamment de Ray Kurzweil, l’un des chantres du transhumanisme. Calico (pour Calfornia Life Company) est un complexe de recherches biotechnologiques visant à lutter contre le vieillissement et les maladies qui lui sont associées.
D’innombrables molécules participent de la gestion de soi, de la programmation de l’humeur. Elles concourent à une transformation délibérée du for intérieur en vue d’améliorer sa puissance sur le monde, aiguiser ses capacités de perception sensorielle, modifier son état de vigilance, surmonter sa fatigue, dissiper l’angoisse, se donner les moyens d’un effort prolongé, échapper au sommeil ou à l’inverse réussir enfin à s’endormir, etc. Elles favorisent à cet égard un paradise engeenering, le déploiement d’un imaginaire de la toute-puissance sur soi largement mis à contribution par les individus. S’abandonner à son humeur «naturelle» du jour serait se priver de ressources précieuses ou se rendre moins compétitif sur la plan professionnel ou de la vie quotidienne. Si l’anatomie n’est plus un destin, l’affectivité ne l’est plus davantage quand un vaste éventail de moyens pharmacologiques propose leurs services. La tonalité du rapport au monde tient à la molécule appropriée pour rectifier un corps mal ajusté en modifiant l’humeur. Autant tracer biochimiquement un chemin en soi plutôt que d’affronter sans défense l’épreuve du monde, dissoudre l’imprévisible de la vie qui vient dans une molécule qui le met à distance.
La limite entre les mondes, les objets, et les hommes s’efface, tout devient commutable en puissance puisque tout est régi en dernière instance par les mêmes unités de base. Cette dissolution des frontières ontologiques entre le vivant et l’artificiel alimente la continuité entre un corps transformé en une mosaïque de pièces régies par des procédures artificielles et des puces informatiques chargées d’amplifier les performances de l’humain. Les seules bornes sont celles de l’information. Mais celle-ci est une donnée mathématique, d’emblée universelle, elle n’est pas une donnée sémantique. La signification inclut l’ambivalence, le débat, l’importance fondamentale du contexte. La pensée, qui manie des significations, n’est pas un lieu de traitement de l’information.
Ether & Sacré
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La photographie continue d’être hantée par l’ambivalence de sa nature comme de ses usages : contribue-t-elle depuis deux siècles à séculariser notre rapport au monde en participant du moderne ? ou bien est-elle le lieu d’une expérience quasi mystique de l’enregistrement du réel ? En proposant un dialogue entre ses deux séries Éther et Sacré, Matthieu Gafsou explore la fécondité et l’actualité de cette contradiction. Si la production de ces deux corpus a été indépendante, d’un côté une commande, de l’autre une proposition libre, chacune d’entre-elles défiait d’emblée la photographie sur le terrain de la transcendance. Éther n’est rien moins qu’une tentative d’unir le ciel et l’image, Sacré propose d’objectiver des actes de foi et des objets de dévotion, c’est-à-dire représenter ce qui est proprement invisible ou, en tous les cas, impossible de réduire à son apparence. Tenant compte du fait que les artistes n’appartiennent pas à un ordre contemplatif, Matthieu Gafsou pose, par la rencontre de ces deux corpus, la question de notre rapport à l’image.
Au fond, l’artiste pointe le paradoxe qui relie la modernité des images et l’anachronisme qui réside dans la relation que nous entrenons avec elles. Pour marquer cette désynchronisation en pratiquant la photographie qui, a priori, est une pratique qui aligne le temps et l’espace par l’acte d’enregistrement, Matthieu Gafsou intitule “Éther” ses prises de vue lentes et recomposées du ciel. “Éther” n’est-t-il pas le nom d’une conception de l’espace reléguée dans l’histoire des sciences ? La théorie de la relativité a rangé au rayon des archaïsmes cet éther qui, depuis des siècles, permettait de concevoir notre environnement invisible commme une continuité, quand maintenant, nous baignons dans le discontinu et le fameux phasage que propose Einstein entre temps et espace. Alors quelle actualité pour l’éther ? Actualité poétique il va sans dire : c’est le destin des théories inutiles que d’être convertis en poèmes. Ainsi, nos cieux enregistrés lentement forment des “traces”, comme l’indique Matthieu Gafsou par ses titres.
On peut gloser à loisir sur ces dessins lumineux formés par les avions – signes de notre monde moderne par excellence (vitesse, échange, globalisation, haute technologie, etc.), et agencé par l’artiste pour composer ces images jouant sur l’esthétique du merveilleux scientifique, tout autant que sur celle des avant-gardes, avec leur répertoire de lignes droites, courbes et séquentes : cette géométrie désinvolte qui fait ressembler le tableau noir du savant à un tableau abstrait. La proposition ne prétend pas à l’originalité et s’inscrit même dans une certaine tradition des amours consommés de l’art et de la science. En revanche, en y voyant l’éther, Matthieu Gafsou nous plonge dans une autre dimension, où le dialogue des astres, des oiseaux, des rayonnements sur fond de nocturnes et d’aubes ou de crépuscules, traduit une forme d’irrationalité que seule l’imaginaire permet d’englober : cet éther qui nous est contemporain a quelque chose d’un peu chamanique, la voûte céleste ressemble à une caverne ornée. Car, si nous pouvions jusqu’alors nous contenter d’apprécier ces manières de paysages célestes par le jeu de la perception imaginative (reconnaitre dans l’informe des configurations communes), l’articulation avec Sacré nous amène à les concevoir comme un Au-delà.
Comment corréler les scènes de rituels catholiques avec les Traces sans interpréter cette relation comme une sorte de traduction par l’image de ces actes de dévotion ? Le caractère documentaire des photographies, leur précision et leur retrait expressif donc, laisse paradoxalement grande ouverte les possibilités d’y associer ce qui serait leur part d’invisible - ce “sacré” qui suffit à expliquer des scènes improbables, des lieux mystérieux et des objets précieux, mais qui ne peut être exprimé par l’esthétique documentaire qui est l‘art des manières de montrer, en renonçant précisément à la poétique de l’évocation. C’est tout le sens d’une association des images qui permet d’ouvrir l’imaginaire dans la rencontre, de mêler pour réordonner : cette parataxe qui fait les poèmes visuels. Encore une fois : ce désordre des images qui les relie ne serait qu’une proposition d’écriture libre si le thème du sacré, et le jeu de l’anachronisme, ne venaient pas déranger nos certitudes.
Sommes-nous dévôts devant les images ? Voilà bien ce que Matthieu Gafsou semble nous encourager à réfléchir. Les rituels catholiques ont un parfum antédiluvien tout comme les lueurs astrales rappellent à nos consciences l’existence de forces supérieures. De tout cela nous ne pouvons que convenir, mais quelles images peuvent naître encore ? C’est là où le travail de l’artiste consiste à nous rappeler que les images sont affaire d’imaginaire et pas seulement de représentation. Que les images sont mentales et que le propre de la photographie est précisément d’être le type même d’image qui conserve aujourd’hui intacte la dimension imaginaire de l’image, à une époque où le sens commun semble admettre qu’elle n’est qu’un fait social à travers la culture des médias.
Plus profondément encore, les images ne sont pas des re-présentations que nous formerions dans notre esprit comme l’a enseigné toute l’histoire de la psychologie (et la psychanalyse), des images souvenir d’une certaine manière. Non, ce que la photographie nous enseigne c’est qu’il existe bien des images comme fait psychique qui ne sont gagées sur aucun regard qui les aurait précédées et que l’on rappelerait à l’esprit. Nul mieux que Bachelard n’a proposé une théorie de l’image aussi puissante à l’époque contemporaine, lorsqu’il explique l’essence poétique de l’image qui ne serait ni sublimation, ni phantasme, mais qu’il existerait bien des “images invécues [que] la vie ne prépare pas et que le poète crée. Il s’agit de vivre l’invécu et de s’ouvrir à une ouverture du langage” écrit le philosophe dans l’introduction à La Poétique de l’espace.
L’Église ne semble jamais avoir promut l’image mentale. Mais elle n’a jamais été non plus très sure du rôle des images comme artefact. La dévotion des images était le risque évoqué lors du fameux Concile de Trente : si l’image pouvait détourner des pratiques trop fétichistes du culte des reliques, elle pouvait tout aussi bien, comme au début du millénaire lors du concile de Nicée II, montrer une dérive tel celle de l’empereur Constantin faisant de son image un instrument politique.
L’image pieuse n’a trouvé aucune défintion claire au Concile de Trente. Certes, seul le pape peut décider si une image est fondée et surtout si elle a des vertus pédagogiques. Mais le propre de l’image est de représenter une réalité et de s’en distinguer. Cette ambivalence reste un obstacle à la croyance - si elle n’est pas en fait, le lieu de l’impossible croyance. Des cieux zébrés de lumières d’étoiles et de phares d’avions au constat des actes de dévotion, Sacré et Éther semblent bien restituer cet inconciliable image.
Michel Poivert
Alpes
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“Vengeance on a dumb brute!” cried Starbuck, “that simply smote thee from blindest instinct! Madness! To be enraged with a dumb thing, Captain Ahab, seems blasphemous.”
“ (...) All visible objects, man, are but as pasteboard masks. But in each event – in the living act, the undoubted deed – there, some unknown but still reasoning thing puts forth the mouldings of its features from behind the unreasoning mask.”
Herman Melville, Moby Dick, Ignatius Critical Editions
Cardboard White
Far from the rumble of the city, within the confines of silent valleys where a mountain lake serenely lies, a slanting ray of light illuminates the stiff contours of an electricity pylon. In the shadow of the fore- ground, a pile of stones with the suspiciously crisp outlines of card- board or Styrofoam imitations competes with the far-off peaks for the starring role. The viewer hesitates: does this scene’s appeal stem from the happy experience of this sacred and silent force that he has come to garner on these solemn mounts or does it emerge furtively from the unexpected collision between this first idyll and the trivial? Elsewhere, a mechanical ski-lift spews out a group of tourists. People of all ages wearing every style of clothing make up this portrait of miscellaneous families: some teeter along leaning on makeshift alpenstocks, others test the ground for fear of a potential fall or sway deftly to a hip-hop beat that has been thumping in their head since they arrived at the station. It is amusing to see them playing about like penguins from another ice floe, one in his woollen jumper and golf corduroys, another in her white overcoat that is a tad too chic for the circumstances, or them over there striding through the snow as you would over a pedestrian crossing, wearing stonewashed jeans and carrying leather bags. Grandfather or orphan, new couples or old, children or parents, as if by magic all fall under the spell of this ground, gazing at it in order to avoid seeing the rock-faces all around.
Herein lies a paradox. The easier the Alps become to visit as access improves, the more their status as a landscape is lost. As the means to take control of these slopes increases (ski lifts, cameras, mountain-top restaurants), so the mountains shrink back. A first photograph provocatively expresses this, inviting the viewer in a quietly ironic tone to question their relationship with the Alpine landscape. Standing firmly on a snowy slope, an Asian tourist strikes a karate pose. Fists clenched and ready to leap into action, the man appears ready for combat. In a state of heightened virility, he bares his chest to an opponent that the photographer leaves hidden, and we could expect a serious fight were it not for the rest of his outfit–that of a perfect office worker. As the setting for a new spectacle in which the day tripper is star, the mountain landscape, discreetly indicated by a rocky crag, now functions as
nothing more than a backdrop. The immaculate white of the Alps, that almost mystical object of centuries-old fascination, is here no more than a podium serving to show this martial arts master to his advantage.
On a terrace at high altitude, a man in his fifties sporting Bermuda shorts and a polo shirt checks his pose with an apparent collector of clichés: “Louise, have you got all of me in the frame... a bit to the right, you say... like that?” Behind the metal barrier, the great ranges of mountains bow down and quietly arrange themselves behind the shoulder of this conqueror who will then take his trophy home. Further on, the dark slopes of Alpine forest visible through the windows of a veranda are eclipsed by the salt and pepper set on an empty table.
From these comical scenes, we can observe a more or less uniform shift in the status of the landscape. It must be said that, contrary to common belief, the Alps did not become an object of aesthetic interest until quite late. The travellers of the 16th and 17th centuries were horrified by this sinister place filled with devils and dragons. Mountain ranges were moreover perceived as the quintessence of anarchy and their confusion of peaks and clumps of disorderly rocks repelled the typical walker, whose sight was enchanted by the paths of geometrically laid out gardens. While the fashion for the Grand Tour started by the British and French nobility in the 18th century made going over the Alps a necessary part of the cultural voyage that led to the vestiges of Ancient Rome, it was in the 19th century that the crossing of the Alps became the cradle of aesthetic and Romantic fantasies.
Founded on the theory of the sublime, this artistic movement trans- formed mountains into an almost metaphysical setting where man could feel the pulse of a gigantic form of nature. Painters’ canvases from the time plunge us into vertiginous chasms, we breathe the air above unfathomable voids and marvel at the strange haze of mist. The trees sigh in the wind, the rocks make tortured faces which growl at the softer shapes of the classic landscape. The person gazing on the sublime must at once feel the hostile and possibly deadly power of nature and be reassured by the aesthetic effect that the artistic portrayal produces. Captured best by the term delight, the ambiguous feeling that fills the traveler oscillates, according to Edmund Burke, between fascination and dread, pleasure and fear. For the English philosopher as for his German counterpart Immanuel Kant, the sublime produces a sort of disturbance of our faculties: the sensations experienced are so powerful that the functioning of our understanding is perturbed, the ideas that it generates seem too vulnerable when faced with the deafening spectacle of nature, which bestows upon man a meaning that is beyond his understanding, that exceeds his analytical capacities.
In Herman Melville’s magnificent novel Moby Dick, the narrator clearly says of the whale what one can feel when in contact with the sublime: “Aside from those more obvious considerations touching Moby Dick, which could not but occasionally awaken in any man’s soul some alarm, there was another thought, or rather vague, nameless horror concerning him, which at times by its intensity completely overpowered all the rest; and yet so mystical and well-nigh ineffable was it, that I almost despair of putting it in a comprehensible form. It was the white- ness of the whale that above all things appalled me.2 ” Not only do Matthieu Gafsou’s photographs subtly pick up the echo of the sublime, but they display it in a way that questions its survival in a contemporary Alpine landscape. How can mountains still be perceived as sublime in the age of mass tourism, the growth of high-altitude infrastructures and the commercialization of glaciers?
Without spilling over into nostalgia, this series of photographs at times quietly conserves an overtly sublime energy. Such is the case with this sheer wall of rock dotted with ice, the summit of which is hidden in mist in order to make it even more inaccessible. Then there are crests hard with ice which seem to emerge gradually from behind the cloud vapor. In the background, something mysterious is hatching and though it eludes our vision, it stimulates our imagination. Could this be another, less evident kind of sublime, at once disconcerting and playful, that is showing through the white of the peaks? A strange white veil has been thrown over the ridges of the glacier to better conceal the wounds as specialists carefully observe the névé on the point of melting. Captured from a plunging point of view which enhances the overwhelming effect, the image seems to portray the carcass of a mammal that has just washed up on the shore. Would Moby Dick, the white whale that is impervious to all harpoons, be dead for the first time in history?
Should Moby Dick die, a whole image would die with him. The privileged symbol of a nature that is sacred and inviolable, beyond all human control, the whale become carcass likely marks the end of the sublime. The procession of walkers come to admire the immaculate purity of the glaciers come across a shroud instead.
The atmosphere surrounding this death is nonetheless falsely tragic as the group do not appear affected and seem keen to continue their triumphant march to the summits. We can then ask ourselves whether the bright white photograph does not in fact have the virtue of reconciling two contradictory sentiments: the tragic death of the sacred and the impulsive character of tourist behavior. This latter bestows a symbolic value on the Alpine landscape that is painfully at odds with the traditional image of mountain areas.
The white of the shroud takes on a spectacular air, in the true sense of the word. There is something of the lowered theatre curtain, of the
dust sheets covering temporary pieces in a museum, of the big top’s luminous attire. There is something of the varnish applied to the most battered vegetables at a market. It tells the enthusiastic procession that the site still needs to be finished and requires a few more touch-ups. The glacier swathed in endless bandages becomes a spectacle to be sold.
However, over and above this declaration of disillusionment appears an unexpected sort of rapture. In a photograph that is emblematic to say the least, Matthieu Gafsou refuses to put us in direct contact with the landscape. Rather he prefers to draw our attention behind the scenes, showing how it is used by a small community of tourists. It is not the landscape that is the subject of the photograph but the gazes that imply it. Through a subtle mirror effect, we observe the walkers’ poses on the edge of a terrace: they look replete, and their faces are directed towards potential peaks. Although the cameras may be clicking away and a series of flashes harpoons the glacier, they fail in capturing the fleeting mass of these mountains that is mysteriously reflected in the window behind the tourists. It is as if by some magic trick, the landscape, having exhausted so many conventional uses, was being born again behind the observers, and another, craftier kind of sublime was resurfacing, this time sheltered from the spotlight.
Moreover, we are encouraged to recognize this sublime trait in the series of almost monochrome whites where the mountains appear hard and haughty, sculpted in blocks of intense grey which make them unreal. Blank – but here again we hesitate. Are they taken back to their initial, mystic purity; over which we can have no hold, or are they fixed for the last time in cardboard and Styrofoam cut-outs? The unfathomable idea to which this landscape invites us can be measured against the irreparable divide which sees Moby Dick simultaneously die and be reborn. This version of the sublime tinged with irony and mysticism functions like this “event”, this “living act” which reasons behind the “masks” of the visible. Matthieu Gafsou has perhaps truly found the hold that does not need a harpoon.
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– Te venger sur une simple brute muette, répliqua Starbuck, qui ne t’a frappé que par l’instinct le plus aveugle... Folie ! S’acharner contre une chose muette, capitaine Achab, me semble un blasphème.
– (...) Gars, tous les objets visibles ne sont que des mannequins de carton, mais dans chaque événement... dans l’acte vivant... au-delà du fait incontestable, quelque chose d’inconnu et qui raisonne se montre derrière le mannequin qui, lui, ne raisonne pas.
Herman Melville, Moby Dick, Paris, Gallimard, 2011 [1941]
Blanc carton
Loin des rumeurs de la ville, aux confins des vallées silencieuses où somnole sereinement un lac de montagne, un rayon oblique découvre la hanche raide d’un pylône électrique. Au premier plan, dans l’ombre, un amas de pierres qui épouse la netteté suspecte des cartons ou des Sagex dispute aux cimes lointaines le premier rôle. Le spectateur hésite : l’intrigue naît-elle de la rencontre heureuse de cette force sacrée et muette qu’il est venu glaner sur les monts solennels ou perce-t-elle plus sournoisement dans la collision fortuite entre cette première idylle et le trivial ? Ailleurs, les remontées mécaniques accouchent d’un groupe de touristes. Tous les âges et toutes les modes vestimentaires composent ce portrait de familles hétéroclites où l’on chancelle à l’appui d’un alpenstock de fortune, hume le sol dans la crainte d’une chute éventuelle, chaloupe adroitement sous l’emprise d’un hip-hop qui tonne dans la tête depuis l’avenue de la gare. On s’amuse un peu de les voir s’esbaudir comme des pingouins d’une autre banquise, lui sous son pull en laine et ses velours côtelés taillés pour le golf, elle sous le pardessus blanc un peu trop chic pour la circonstance, eux qui arpentent la neige comme on entreprend un passage clouté, flanqués de jeans délavés et de sacs de cuir. Mais que l’on soit grand-père ou orphelin, fraîchement concubins ou arrangés de longue date, bambin ou parents, on cède uniformément, comme par magie, à l’attraction de ce sol que l’on fixe pour mieux ignorer les parois rocheuses alentours...
En voilà un paradoxe. Plus les Alpes se rendent proches par le perfectionnement des moyens d’accès, plus leur statut de paysage semble reculer. Plus les moyens d’en prendre en charge les contours se multi- plient (remontées mécaniques, appareils photo, restaurants d’altitude), plus la montagne se retire. Une première photographie l’exhibe d’une façon provocatrice qui invite le spectateur à questionner son rapport au paysage alpin sur un ton doucement ironique. Campé sur la pente neigeuse, un touriste asiatique prend la pose d’un karatéka. Poings serrés et comme prêt à bondir, l’homme semble au milieu d’un ring. Pris d’une transe virile il défie torse nu un adversaire que la photographie garde celé, et l’on s’attendrait à un combat très rude si le reste de son habille- ment n’était pas celui d’un employé de bureau modèle. Lieu d’un spectacle inédit où elle cède la vedette au voyageur de quelques heures,
la montagne, discrètement signalée par un vague rocher, n’opère plus que comme simple décor. Le blanc immaculé des Alpes, objet depuis des siècles d’une fascination quasi mystique, ne sert plus ici que comme un support destiné à la mise en valeur du dieu du stade.
Sur une terrasse d’altitude, un quinquagénaire qui s’affiche en ber- muda de marque et en polo interroge un probable collectionneur de clichés : « Louise, tu m’as bien en entier... un peu sur la droite dis-tu... comme ça?». Derrière la barrière métallique, les grands cirques montagneux plient l’échine et se rangent en douce sous l’épaule du conquistador qui ramènera son trophée à domicile. Plus loin, depuis les vitres de la véranda, les flancs obscurs des forêts alpines s’effacent derrière le sel et le poivre disposés sur une table vide...
De ces scènes cocasses, nous pouvons extraire un glissement plus ou moins unanime du statut du paysage. Il faut le dire, les Alpes, contrai- rement aux idées reçues, n’ont constitué un intérêt esthétique que bien tardivement. Les voyageurs du XVI e et XVII e siècle abhorraient ce lieu sinistre peuplé de diables et de dragons. Perçue par ailleurs comme parfaitement anarchique dans son grouillement d’aiguilles et son amoncellement de rocs désordonnés, la montagne rebute le randonneur classique, dont le regard est conquis aux allées de jardins géométriquement dessinées. Or, si la mode du Grand Tour, amorcée par la noblesse anglaise et française au XVIII e siècle, a fait du franchissement des Alpes une étape obligée du voyage culturel qui devait la conduire aux vestiges de la Rome antique, c’est au XIX siècle que le croissant alpin devient le foyer où se déchainent tous les fantasmes esthétiques des romantiques.
Fondée sur la théorie du sublime, cette vague artistique convertit la montagne en une scène quasi métaphysique où l’homme prend le pouls d’une nature gigantesque. Sur la toile des peintres, on s’abîme dans des gouffres vertigineux, on respire sur des vides insondables, on prise la crinière étrange de la brume. La chevelure bêle au vent, les rocs font des gueules tordues qui grognent contre les formes quelque peu rigides du paysage classique. Le spectateur du sublime doit à la fois sentir la puissance hostile d’une nature où il devient possible de mourir, et être rassuré par l’effet esthétique que produit la représentation artistique. Rendu mieux que jamais par le terme de delight, le sentiment ambivalent qui imprègne le voyageur oscille selon Edmund Burke entre la fascination et l’effroi, le plaisir et la peur. Pour le théoricien anglais, comme pour son homologue allemand Immanuel Kant, le sublime entraine une sorte de dérangement au sein de nos facultés : les sensations éprouvées sont si puissantes que l’entendement paraît bousculé dans son fonctionnement, les concepts qu’il génère semblent trop vulnérables face au spectacle bruyant de la nature. Celle-ci dispense à l’homme un sens qui échappe à ses facultés, excède ses capacités d’analyse.
Dans le magnifique roman d’Herman Melville, Moby Dick, le narrateur dit précisément de la baleine ce que l’on peut ressentir au contact du sublime: «Sans parler de ce qui saute aux yeux à propos de Moby Dick, et qui peut effrayer l’âme de n’importe quel homme, il y avait une autre image ou plutôt une idée terrible d’elle, indescriptible toutefois, mais qui, par son intensité, dépassait parfois tout le reste ; quelque chose de mystique, voire d’ineffable, qui désespérait l’entendement. Par-dessus tout, c’est la blancheur de la baleine qui m’épouvantait2 ». Non seule- ment les photographies de Matthieu Gafsou répercutent finement l’écho du sublime, mais elles le mettent en scène d’une manière qui questionne sa survie au sein du paysage alpin contemporain. En quoi la montagne peut-elle encore être perçue comme sublime à l’âge du tourisme de masse, de l’inflation des infrastructures d’altitude et de la commercialisation de ses glaciers ?
Subrepticement, et sans verser dans la nostalgie, la série de photo- graphies conserve par instants des élans ouvertement sublimes. C’est le cas de cette paroi abrupte sertie de glaces, dont la brume cache les sommets pour mieux les rendre inaccessibles. Et puis de ces crêtes endurcies par le givre qui semblent émerger par bribes derrière les vapeurs. Mystérieusement, dans l’arrière-fond, quelque chose se trame qui se soustrait au regard et qui appâte l’imagination. Mais ne serait-ce pas un autre sublime, moins évident, à la fois inquiétant et espiègle, qui point à travers le blanc des cimes ? Étrange voile blanc jeté sur les côtes du glacier pour mieux en dissimuler les blessures, tandis que des spécialistes veillent au chevet de névés prêts à fondre... Saisie à travers une vue plongeante qui accroît l’effet d’écrasement, la toile dessine la carcasse d’un mammifère venant expirer sur la grève. Moby Dick, la baleine blanche qui résiste à tous les harpons serait-elle morte pour la première fois de l’histoire ?
Que Moby Dick meure, voilà tout un imaginaire qui disparaît avec elle. Signe privilégié d’un sacré inviolable, qui échappe à toute prise humaine, la baleine devenue dépouille marque la fin vraisemblable du sublime. Venue cueillir la pureté immaculée des glaciers, la procession de randonneurs rencontre un linceul.
Reste qu’une atmosphère faussement tragique entoure cette disparition, puisque le groupe ne fait pas mine d’en être affecté et semble vouloir poursuivre sa marche triomphale vers les sommets. Dès lors, on peut se demander si la toile ivoire n’a pas pour vertu de concilier deux sentiments contradictoires : celui, tragique, de la mort du sacré, et celui, primesautier, qui se rapporte aux pratiques touristiques. Celles-ci confèrent au paysage alpin une valeur symbolique qui dissone franchement avec l’imaginaire conventionnel de la montagne.
Le blanc du linceul prend alors des allures spectaculaires, au sens propre du terme. Il a quelque chose du rideau que l’on tire dans les théâtres, du voile qui couvre les pièces temporaires d’un musée, de la robe lumineuse des chapiteaux. Il a quelque chose du vernis que l’on applique aux légumes les plus cabossés dans un marché. Il dit à la pro- cession enthousiaste que le site doit être encore apprêté et mérite quelques retouches. Aussi le glacier auquel on prodigue d’infinis bandages devient un spectacle qu’il faut vendre.
Pourtant, au-delà du constat qui désenchante s’esquisse une sorte de ravissement inattendu. Sur un cliché pour le moins emblématique, Matthieu Gafsou refuse de nous mettre dans un rapport immédiat avec le paysage. Il préfère au contraire attirer le regard sur ses coulisses, montrant comment celui-ci est pris en charge par une collectivité restreinte de touristes. Ainsi ce n’est plus le paysage qui devient objet de la photographie mais le regard qui le suppose. À travers un effet de miroir subtil, nous captons la pose de randonneurs sur le rebord d’une terrasse, l’air rassasié et les visages orientés vers de possibles cimes. Si les appareils photo crépitent de tout feu, et qu’une série de flash harponnent les glaciers, ils ne parviennent pas à saisir la masse fugace des monts, venant mystérieusement se refléter dans la fenêtre à laquelle ils sont adossés... Comme si, par un tour de magie, le paysage, après avoir expiré de tant d’usages conventionnels, renaissait dans le dos de ses observateurs, et qu’un autre sublime, plus retors, refaisait surface à l’abri des projecteurs.
D’ailleurs, cet air sublime, nous sommes amenés à le reconnaître dans cette série de blancs presque monochromes, où la montagne paraît dure et altière, ciselée dans des blocs d’un gris très net qui la rend irréelle. Muette... Là encore on hésite. Est-elle ramenée ainsi à sa première pureté, celle, mystique, qui se dérobe à toutes les prises, ou se fige- t-elle une dernière fois dans ses découpures de cartons et de Sagex? L’insondable auquel convie ce paysage se mesure à cet écart indécidable, qui voit simultanément Moby Dick mourir et ressurgir. Ce sublime de second degré, mâtiné de mysticisme et d’ironie, opère comme cet « événement », « cet acte vivant » qui raisonne derrière « les mannequins » du visible. Cette prise qui refuse le harpon est peut-être bien celle de Matthieu Gafsou !
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De quelle manière as-tu été amené à porter ton regard sur les paysages alpins helvétiques et quels ont été tes premiers constats ?
Deux facteurs ont d’emblée contribué à l’orientation prise par ce projet. D’une part, dans le cadre de mes études en Lettres, j’ai été amené à traiter des questions touchant à la notion de paysage et ces diverses thématiques n’ont jamais cessé de m’intéresser. J’ai eu envie de faire le lien entre cette dimension théorique et mon travail photographique. D’autre part, lors de voyages en Écosse et aux Etats-Unis où je prenais des photographies comme n’importe quel touriste, j’ai pu comprendre un dilemme inextricable: notre simple présence dans ces lieux suffit à annuler la quête d’authenticité qui est généralement à l’origine d’un voyage. Au terme de ces tours, j’ai sélectionné six ou sept images qui m’ont offert les esquisses du projet et du langage que je souhaitais développer. Les Alpes suisses se sont d’emblée imposées comme un terrain de jeu particulièrement propice pour aborder ces questions. Même si j’ai toujours aimé explorer ces zones montagneuses, notamment en Valais, je me suis rapidement aperçu que j’avais toujours été attiré par une montagne relativement protégée. À travers ce travail, j’ai été amené à découvrir une dimension totalement profane de la montagne qui s’inscrit dans les logiques actuelles de consommation. Chinois, Indiens ou Brésiliens, on trouve notamment un nombre croissant de visiteurs en provenance de pays émergents. La diversité du tourisme moderne participe à une conception toujours plus désacralisée du paysage montagneux. Cette conjoncture inédite m’a fasciné et elle s’est naturellement imposée comme le fil conducteur de mon projet.
D’un point de vue esthétique, les Alpes constituent un patrimoine qui a déjà été largement traité, au risque d’être même quelquefois surexposé. De quelle manière t’es-tu positionné par rapport à ces traditions et ces clichés ?
À vrai dire, lorsque j’ai entamé mes recherches, je n’ai pas apporté une attention particulière aux questions touchant les canons esthétiques. Lorsque j’entame un projet, mon but est avant tout de creuser ma propre voie et, dans la mesure du possible, j’adopte un regard presque naïf. Ce n’est que dans un second temps que je complexifie mon propos en mélangeant divers langages ou en faisant recours à des références. Évidemment, on a tous en mémoire des séries ou des images qui exercent une influence, sans pour autant pouvoir toujours retracer leur origine. Certaines séries de Raphael Hefti (Disco) ou Thomas Fletchner (snow) m’ont inspirés, mais ils s’inscrivent, chacun à sa manière, dans une vision romantique du paysage montagneux à la fois sublime et entièrement construit. Le plus gros problème avec la montagne, c’est sa beauté ! Il faut donc constamment se départir de cette tentation de faire une image trop belle, trop lisse pour ressortir quelque chose d’original. En ce qui me concerne, j’ai essayé de confronter le discours paysager, par définition assez neutre, avec le reportage, le style documentaire ou avec le second degré d’un Martin Parr. Mon objectif était d’intégrer tout cela dans un ensemble cohérent, tout en assumant les collisions et les rencontres fortuites qui pouvaient en découler. Le voyage implique toujours une forme d’exotisme qui facilite beaucoup la pratique photographique en apportant un regard frais sur les choses. Toutefois, pour trouver cette même distanciation avec un environnement familier, il me fallait un peu plus d’expérience, avoir réalisé plus de projets.
Quelle a été l’influence du Grand Tour sur ton approche du paysage alpin contemporain ?
Le Grand Tour constitue effectivement un repère incontournable dès qu’on touche aux Alpes. Cette expérience sensible de l’homme, en règle générale des jeunes aristocrates anglais, qui passait par un épisode alpin et leur permettait de se retrouver face à une nature sublime et non domestiquée. Cet épisode initiatique a largement nourri l’idéal romantique de la découverte qui est à l’origine tourisme. La montagne, c’était ce bout de pays que le paysan utilisait pour cultiver son lopin de terre. Avec le Grand Tour et les interprétations des peintres, ce territoire laborieux s’est paré des atours du paysage. Cette forme de représentation à façonné de manière profonde et indélébile ce que nous percevons de la montagne. D’ailleurs, il y a dans mon travail une citation directe de Caspar David Friedrich et ce clin d’oeil visait à poser une fois pour toutes cette filiation incontournable avec le romantisme. Dans le même esprit, j’ai également choisi des lieux que Turner avait peints. C’est le cas notamment du Pont du Diable, et divers décors largement célébrés et qui sont désormais totalement méconnaissables. Les choses ont beaucoup changé depuis le XIXe siècle. Par exemple, les paysans endossaient le statut de bons sauvages alors qu’aujourd’hui ils sont devenus les principaux exploitants et bénéficiaires de cette économie. Ce transfert constitue une composante intéressante pour examiner comment la transmission et la gestion de ce patrimoine se sont transformées en profondeur avec l’avènement du tourisme de masse. Désormais, la montagne est devenue ce lieu habité et mis en scène par de nouveaux types d’habitants. Le paysage ne peut plus être envisagé au sens strict et pictural du terme. Cette notion dépasse ce qu’on embrasse du regard, et une multitude d’aspects deviennent des objets de recherche paysagers. En regard du caractère foisonnant, multiple, évolutif du médium, l’acte photographique participe activement à ces transformations identitaires. C'est pourquoi il y a toujours une dimension un peu sociologique dans la photo. En particulier lorsqu’on aborde des sujets où les différentes informations en présence sont tout aussi importantes que la manière de construire l’image.
Un projet comme celui-ci implique un certain nombre de contraintes d’un point de vue technique, logistiques, voire même physiques... Comment as-tu envisagé ces différentes contingences ?
J’ai toujours été un marcheur et même s’il m’est arrivé quelquefois de prendre le téléférique comme n’importe quel touriste il y avait toujours cette pratique de la marche qui fonctionnait comme un moteur à mes expéditions. Toutefois, cette expérience est fortement tributaire de l’effort à fournir, de la météo, etc., il s’agit par conséquent d’être organisé, précis et flexible. Au début, je travaillais à la chambre, même lorsque je devais accéder à des endroits très escarpés. Toutefois, notamment après quelques chutes, j’ai opté pour du matériel plus modeste, et surtout moins lourd. C’est la raison pour laquelle, je suis passé au moyen format. Mon approche du paysage est associée au temps lent et à certaines formes de décélération et il en va de même de ma représentation des touristes. Même s’il s’agit d’instantanés, j’ai cherché à les figer à jamais dans des attitudes théâtrales. Le fait qu’il s’agisse d’un environnement très stéréotypé a d’emblée constitué un défi très stimulant. Pendant plusieurs années, je pensais que c’était un lieu commun de faire un sujet sur les Alpes et il a vraiment fallu que trouve un angle original, et pas mal de confiance, pour me lancer dans cette aventure. J’ai commencé les images de la série en 2009 mais le corps du projet a été réalisé en 2010 lors d’un tour dans les Alpes suisses d’environ un mois. Par la suite, j’ai continué pendant deux ans en faisant ponctuellement des randonnées de un ou deux jours.
Parmi tes influences, tu cites également des écrivains et des photographies comme Jim Harrison ou Joel Sternfeld. Quelle a été l’influence de ces diverses traditions américaines ?
Shore, Sternfeld ou Lewis Baltz ont participé à construire un discours très original sur leur pays, mais cette tradition n’a jamais connu le même essor en Europe. D’une génération à l’autre, ils parviennent continuellement à dépasser les clichés de la carte postale en reformulant en profondeur les grilles de lectures à travers lesquelles leur pays peut être lu. En ce qui concerne Jim Harrison, comme chez de nombreux autres écrivains américains, j’apprécie ce rapport très pur, romantique, à la nature et au paysage qui est souvent inséparable d’une vie bohème. Le cheminement solitaire, la chasse, la pêche... ces formes d’expériences authentiques de la nature sont en quelque sorte inséparables de la marginalisation ou de l’errance. Même si cela peut sembler quelquefois idéaliste, j’apprécie particulièrement l’énergie qui se dégage de ces récits. À mon avis, les voyages doivent être indissociables de ces idées de distanciation et de perte des repères. Dans la mesure du possible, j’ai essayé de me glisser dans ce rapport beaucoup plus sensuel aux choses et il est pour ainsi dire impossible de se détacher de cet héritage américain.
De quelle manière les travaux d’Alain Roger, en particulier son concept d’artialisation, ont participé à nourrir ton propos ?
Le concept d’artialisation reste problématique, car il sous-entend que la notion de paysage est essentiellement définie par des critères culturels. J’ignore si je suis totalement d’accord avec une conception aussi exclusive. Notre rapport au monde est construit culturellement, c’est une réalité indéniable. Cependant, je continue à croire à une expérience plus directe du paysage. À mon avis, il subsiste toujours une émotion esthétique pure, non médiée par des impératifs culturels. C’est probablement à cause de cette tension que mon travail balance entre un regard analytique, voire sociologisant, et une approche beaucoup plus directe, plus spontanée. Toute la série repose sur la tension produite par cette ambivalence.
Une autre tension récurrente dans cette série est provoquée par le ton ironique qui la traverse. Était-ce une manière détournée pour porter une critique ?
Il y a en effet quelques piques et, dans certains cas, on frôle le grotesque. Toutefois, il existe une certaine limite que je ne souhaitais pas franchir et on est loin du ton moqueur adopté notamment par d’autres photographes qui ont abordé ces questions. Dans certaines séries de Martin Parr, en particulier Autoportrait, cela passe souvent par une bonne dose d’autodérision. Lorsqu’on traite des thèmes comme le tourisme, on doit constamment avoir à l’esprit qu’on se photographie inévitablement un peu soi-même. Cela génère des sentiments très paradoxaux qui vont du rejet à l’empathie, mais cela reste toujours d’ironie. C’est pour cette raison que je me suis largement inspiré du personnage de Monsieur Hulot de Jacques Tati. Il incorpore l’idée du type volontaire qui se trouve en décalage par rapport aux situations dans lesquelles il évolue. Mr Hulot est une très bonne représentation du touriste qui, presque par définition, interagit de manière déphasée vis-à-vis à son environnement direct. Mon but n’était pas de dire qu’ils ne devraient pas être là, mais plutôt de trouver les codes adéquats pour construire ce discours empreint d’ironie.
De cette manière, le touriste peut se réduire à une sorte d’archétype qui suivrait des modes d’opérations standards ?
Oui, en quelque sorte. D’ailleurs, le caractère très standardisé et ponctuel de ces moments d’exotisme est également très troublant. On est transbahuté d’un car à des décors panoramiques qui ont déjà été vus dans un catalogue ou sur Internet. On prend des photographies pour immortaliser ces moments supposés uniques ou dans le but de s’approprier un peu cette mythologie. Il n’y a plus véritablement une expérience de terrain ou une découverte progressive des espaces. Les voyages se transforment également de plus en plus comme un vécu collectif. On pourrait se demander si cette volonté d’être constamment en groupe ne coïncide pas avec une certaine peur de l’altérité. Désormais, même dans les voyages touristiques, l’ailleurs s’exprime toujours à travers le même. On a perdu l’idée de l’errance et nous sommes continuellement plongés dans ce rapport hyperconstruit, même lorsqu’on se trouve dans des environnements naturels.
De quelle manière as-tu envisagé les questions touchant à l’écologie?
Même si je m’intéresse à une nature qui est plus exploitée que protégée, l’écologie n’a jamais constitué une thématique centrale. Il y a cependant de nombreux constats à partir desquels il est possible d’entamer une discussion. Le premier est sans appel: le réchauffement climatique facilite l’accès du tourisme de masse aux sommets alpins. Grâce au train ou au téléphérique, il est devenu toujours plus facile de se promener sur des crêtes à 3000 mètres d’altitude. C’était totalement inconcevable il y a 50 ans. Cependant, je ne suis pas un militant et je n’ai jamais cherché à véhiculer cette dimension politique à travers ce travail.
On ne fait jamais exactement la série qui était prévue initialement et le point d’arrivée ne se trouve jamais où on l’imaginait. À vrai dire, je me suis progressivement lassé de ce sujet et même s’il s’agit d’un thème infini, j’ai l’impression d’en avoir fait le tour. En ce sens, le grand avantage de cette édition c’est de clore de belle façon le processus.
Terres compromises
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- Where was the body of work Terres Compromises made, during what period of time, and what initially drove you to make the work?
- The work was made in Israel, Palestine and a very little bit in Jordan, during October and November 2010. My first idea was simple: we always hear about Israeli settlements but we cannot figure a picture of these places. While there I realised that I couldn't separate the legal Israeli lands from the illegal ones (according to the NATO borders) because of their similarities, and that’s why many pictures are made in Israel.
- One of the principal themes in the work seems to be a contrast or anachronism expressed architecturally, between standards of living, leisure activities and religious observance. You photograph leisure and luxuriant space as it contrasts with more dilapidated congested residential space, and this is all occasionally framed against symbols of violence, objects symbolic of militarization and of religion. Does this seem fair? What led you to approach the project and the area in this way?
- I have the belief that it would have been a mistake to follow an objective method, especially in territories where the absurd is the norm. So I decided to follow my experience and to build a kind of discourse about these lands. I undertook the work subjectively. As you say, there is a tension between leisure, religious observance and militarization. Those contradictory aspects of Israel (which is the main subject of this work) are essential to me: this country seems to have no specific identity (due especially to the incredible diversity of people living there) and to be shaken between irreconcilable poles. I don't know if I am being fair, but I think that showing things like this can engage thinking. In these lands, I felt as in a bumper car: pushed from one edge to another. Israel is in a war but you can visit the country as a tourist, as if there weren't any problem. One day you are interrogated by soldiers because you are taking pictures in the wrong place, and the day after you are with people from everywhere in the world visiting Masada Ruins...
- You feature images of new and old military formations, of castles and decommissioned tanks, often in sequences that point to a sense of a historical relationship between the two - to what extent are you interrogating or alluding to history, and if you are then what might your purpose be?
- The answer is simple: there is for me an incredible paradox. You can see in Israel and Palestine the ruins of the first human civilization, but then as you travel you discover that these countries seem to have no history (or a very brief one). As concerns "visiting" settlements, I was really surprised by the fact that people aren't living there for political reasons but for economical ones - as I was asking about the territorial problems, they were often just eluding the question, as if there was nothing to talk about. On the other hand, you see guns everywhere, they are part of the daily life. The army, Tsahal, is a very important part of Israeli culture. Everyone (men and women) must serve the country. Contemporary history is there more living than in Europe or the USA but the paradox is that people are trying to flee from this reality, living in a world of entertainment and leisure.
- Alongside leisure I think that tourism and the symbol of the outpost also feature in this body of work, and I wonder whether you are making reference to the manner in which those of us who do not live in the Middle East tend to 'visit' its conflicts from afar, from a position of security and relative comfort. This notion is also to my mind integrally bound up with a central problematic of photojournalism where it concerns conflict, as well as documentary photographic practice: that the camera produces an image through which we can enter a transient relationship with the situation described...
- That’s why I made picture of tourists looking a little bit altered. It’s a way of doing a self-portrait without doing it. The fact is that I am there just as a stranger who doesn’t really understand the culture he’s discovering, because he’ll never be a part of it. That’s why I try to leave meaning(s) as open as possible, even if i know that my personal views (and feelings) interfere with this intention. On the other hand, like Voltaire’s Ingénu, I have perhaps this naïve ability to point to facts that are meaningful. For me there is a consubstantial aspect to documentary photography - a sense of being of the same cultural material - which is significant particularly when people travel to produce their work. I feel freer and more legitimate to be ironic when taking pictures in Switzerland, like in the series La Chaux-de-Fonds or Alpes.
- With all these things in mind, why did you decide to title the portfolio "Terres Compromises", or 'Compromised Land'?
- This pun makes the link between the sacred dimension of the lands and the fact that they are the subject of a perpetual war.
- The architecture that predominates in your series is clearly new-build modernist in form, and on occasion you set this up in contrast against more ancient religious and colonial buildings. It may be an unwitting irony, but I notice that perhaps the newest construction in your series may be the Separation Wall that you photograph. I wonder what informed the mix of sites that you photographed, and as you edited the series together how you defined and developed these interplays between condo complexes, synagogues, mosques and military walls?
- As an answer to your question I would say that I tried to show the cultural imbroglio of these lands, using architecture as a form of exposition. That’s why you see the Dome of the Rock, the Wailing Wall or the Damascus Gate of Jerusalem being linked with the Har Homa settlement or a condominium in the city of Mitzpe Ramon. I also wanted to produce a complex and open series, so I decided to mix many different aspects, accepting the risk of being sometimes a little bit scattered.
- In one of the images in the series you show this unfeasibly green park with bubbling fountains hemmed in on all sides by arid infertile soil, all set beneath rows of immaculate rows of condominiums. Did these scenes strike you as bizarre, anachronistic, contradictory in any way?
- A little bit of all those feelings. I was also struck by the belief that people are sometimes more interested in building an image of their happiness rather than something real and concrete. This completely planned city – Modi’in – has something frightening to it. Here these words from the poet Rilke fit very well: "For beauty is nothing but the beginning of terror which we are barely able to endure, and it amazes us so, because it serenely disdains to destroy us." (Duino Elegies)
- At one point in the sequence you directly counterpose a more haphazard valley of lodgings with an image of another brilliantly white modernist apartment building. The formal compositions as you photograph the two scenes almost lead one to think of the two sites as conjoined, and then the jarring nature of the contrast strikes, along with a strong sense of the absence of clutter in the affluent area. While you don't make any conclusive judgements, are you seeking to describe a set of unequal circumstances in this way?
- Yes. Both pictures were shot in the East Jerusalem zone, which in fact is just a maze of borders. As you noticed, the Israeli settlement is like a bright fortress and the Arab village is less structured (or not at all) and more anarchic. For me this conjunction is a form of speaking without words. You can literally see at a glance if you are in an Arab area or not.
- Your images of urban space are largely without human figures except on a couple of rare instances, but even in these as in the others there is an overwhelming sense of emptiness and quiet and calm. When smoke appears on the skyline in your pictures it's always from afar. In another of your images, in fact, smoke appears from behind the long winding Separation Wall off in the corner of the frame. This suggests questions of security, control, distance and so forth. Would it be fair to say you're making a political observation in this sense? If so, what is it?
- I want some violence or anxiety to pervade the quiet and calm, to contaminate the pictures. Even if the smoke isn’t linked to real violence or war it makes those ideas appear. My point is to reveal the latent anxiety that hovers over Israel and Palestine.
- You close the series with what, for many, would be a very controversial image of a white dove emblazoned with the Star of David. What led you to do this, and to what extent do you feel that this adds retrospectively a stronger more critical edge to the portfolio?
- This picture is a scan from an advert I found in an Israeli newspaper. I have just cropped it. I see in this image something provocative and ironic. As you say it can transform the reading of the other photographs.
- Was it difficult to obtain permission to make these images - I'm thinking here in particular of your image of the Wailing Wall?
- I never asked for any permission - much too complicated and certainly a waste of time. I was interrogated by soldiers or cops a few times, but they cannot do anything, and just try to intimidate you. The photography of the Wailing Wall wasn't difficult at all to do. I made it from a point of view outside the Wall perimeter so, even if it was Shabbat, it was easy to make it.
- Given how contemplative the project is, which is to say how gradually the critical undertones of the images reveal themselves, in what sorts of environments or contexts have you sought to exhibit the work? I feel that because you do not directly link any single image to a 'news' event in a typically photojournalistic sense, but nevertheless make comparative observations about this highly politically charged part of the world, the context in which these images are consumed must be especially important to you? (I notice the project hasn't appeared in your Exhibition Views)
- The project (part of it) will be exhibited in a few weeks in an uncommercial gallery dedicated to the support of documentary projects - a very specialized place I have to admit. For me this kind of work is on the border between art and documentation. The issue is that it isn't really documentation and that it isn't exactly art, so it's not that easy to show it. Commercial galleries are interested but they pick up what they can sell, which cancel or attenuates the meaning of the work. On the other hand, when the French-speaking national newspaper in Switzerland reported about this work, it only explained its political aspects. Of course, a museum would be a good place, but up to now I've only presented the work as a screening show in the Musée de l’Elysée in Lausanne. The book of course would also be a good manner of presenting such a work, but I believe I need to produce something more to have the material for a book.
- How does Terres Compromises fit into your broader photographic practice? Your work seems to have been more abstract or lyrical and allusive in other projects, whereas Terres Compromises strikes me as being closer to what we generically call documentary photography. Is that fair? Where do you see the project in terms of your work?
- Terres Compromises is the most documentary work I’ve made. But i think that the link to my other works is this tension between formalism and documentation. I always try to experience the photographic medium in this way; sometimes I’m nearer one pole but what matters is this dialectical tension. Here, I have a very strong subject linked to news so it necessarily tends to the documentary aspect of photography. I also wanted to experiment on this side of the medium, although I believe it fails in terms of documenting. But I hope it is a good way to reflect.
- Are you familiar with Paul Graham's work at all? I'm thinking in particular of A1: The Great North Road, New Europe and American Night? I ask because it strikes me that you are practising a similar conceptual approach to documentary photography: taking a more roundabout less literal and direct route toward describing a set of tensions or cultural and political forces at work in a given historical moment...
- The answer is yes! Nearly everything is in your question, so I won’t take long! Like Paul Graham (thanks to him) I believe that the formal aspect of a documentary work is necessary to make something strong. I have to admit that I was very impressed by American Night when I saw it in Paris a few years ago, as I still was studying photography.
- Lastly, how have people responded to the work? What are the typical comments and enquiries that you receive about it? How do you feel about it now on reflection?
- I received very contrasting responses. Some of them were laudatory and others really insulting. It’s because of the emotional aspect of the Middle East conflict. I was really hurt by some accusations of anti-semitism, but then rationalized these… As this series is maybe less inoffensive than my other ones, reactions are more polarized.